Les Eclectiques, Vol. 23 - 10 000 heures
Comment les Beatles sont-ils devenus le plus grand groupe de musique du monde ?
En cette soirée électorale qui, plus que n’importe quel autre rendez-vous de la Cinquième République, consacre le triomphe solitaire d’un homme ou d’une femme, on peut se poser à nouveau cette question éternelle : qu’est ce qui fait que certains, dans la vie, réussissent à «percer» et d’autres non? Qu’est ce qui joue le plus grand rôle dans la réussite exceptionnelle que connaissent certains : le talent, le travail, ou la chance ? Un peu des trois bien sûr, mais dans une séquence bien précise, nous répond Malcolm Gladwell dans Outliers.
S’exercer pendant dix mille heures sur une activité, quelle qu’elle soit, c’est extraordinairement long. Ça correspond, en gros, à plus de deux ans de pratique au rythme de douze heures par jour, sept jours sur sept, sans prendre aucunes vacances. Ou bien à cinq ans au rythme de huit heures par jours, cinq jours sur sept, en prenant moins de quatre semaines de vacances par an. Ou, enfin, à sept ou huit années de vie à un rythme plus calme. Dans tous les cas de figure, c’est un investissement considérable en temps et en énergie. Or, les recherches en psychologie du développement le suggèrent fortement : dix mille heures, c’est le temps nécessaire pour acquérir une véritable expertise sur un sujet, qu’on soit talentueux ou non. Des chercheurs s’y sont intéressés en menant une étude longitudinale sur une cohorte d’étudiants violonistes à l’Académique musicale de Berlin. Arrivés au terme d’un long cursus commencé dès l’enfance, la cohorte de jeunes adultes se divisait à la fin en trois groupes :
Groupe 1 : Les violonistes ayant peu de chances de devenir des musiciens professionnels;
Groupe 2 : Les violonistes ayant vocation à intégrer un ensemble orchestral;
Groupe 3 : Les violonistes ayant vocation à mener des carrières de solistes.
Or, et ce point est clé, cette segmentation par aptitude observée coïncide parfaitement avec une segmentation par investissement : les musiciens du Groupe 1 ont totalisé en moyenne quatre mille heures de pratique, ceux du Groupe 2, huit mille, et ceux du Groupe 3 … dix mille. Aucun musicien du Groupe 3 n’a travaillé moins de dix mille heures. Et aucun musicien du Groupe 1 n’a travaillé dix mille heures. Pour devenir virtuose, talent et travail sont donc inextricablement liés dans une relation quasi-symbiotique. La même observation a été faite sur le piano, mais également les échecs, et, s’avère extrapolable à toute discipline - artistique, technique, sportive - qui requiert de l’entraînement.
Une fois l’expertise sécurisée par le talent et le labeur, la chance peut entrer en scène. Celle-ci fait irruption dans nos vies de multiples manières : des rencontres fortuites, des coïncidences heureuses, des erreurs accidentellement fécondes. Mais la chance la plus décisive, c’est celle qui est donnée à un expert de pouvoir faire ses 10 000 heures au bon moment. Mais, le « bon moment », c’est quoi au juste ? Voyons ça de plus près, avec l’exemple de Bill Gates, puis celui des Beatles.
Bill Gates est né en 1955, 20 années environ avant que l’industrie de la micro-informatique ne révolutionne le monde. Lorsque Bill Gates avait 15 ans, les ordinateurs étaient d’énormes installations incommodes, qui occupaient des salles entières, et ne pouvaient être utilisés simultanément par plusieurs utilisateurs. Les ordinateurs accessibles au public se comptaient, aux Etats-Unis, littéralement sur les doigts d’une ou deux mains. Les écoles et bibliothèques n’avaient pas de salle informatique, comme aujourd’hui. Sauf une, celle de Lakeside View, près de Seattle, précisément là où le petit Bill Gates allait à l’école. A Lakeside, le collégien put non seulement découvrir l’informatique, mais, privilège unique dans tout le pays, également la pratiquer à haute intensité et pendant une très longue durée. Pendant près de sept années, Bill Gates a passé ses nuits dans la salle informatique de Lakeside, seul, à coder. Lorsque, au début des années 1970, la loi de Moore et les progrès dans la miniaturisation des micro-processeurs firent de l’informatique une nouvelle possibilité industrielle, Bill Gates, bien avant d’autres sans doute aussi talentueux et travailleurs que lui, était prêt. Prêt à lâcher Harvard pour démarrer Microsoft. Car il avait fait ses dix mille heures, et sans doute plus, bien avant tout le monde.
Même chose pour les Beatles. Au moment de leur formation, au tout début des années 60, le groupe a été invité à jouer à cinq reprises dans des strip clubs lors d’un festival à Hambourg. Ces voyages fondateurs n’apportèrent à John, Paul, Ringo et George ni argent, ni gloire, ni reconnaissance, ni public. Ils leur apportèrent bien plus. Car, lors de ces cinq voyages, les Beatles ont donné le nombre invraisemblable de 1 200 concerts. Passant bien souvent plus de huit heures sur scène. Ce temps hors norme passé ensemble a permis au quatuor de développer l’alchimie, les réflexes scéniques et la créativité continue qui finiraient par les caractériser. Les voyages à Hambourg, juste avant que la vague du rock’n roll ne déferle sur le monde, a permis aux Beatles, comme Bill Gates, de faire leur dix mille heures, et sans doute bien plus, bien avant tout le monde.
Bill Gates et les Beatles étaient talentueux. Ils étaient travailleurs. Mais, de manière cruciale, ils ont surtout bénéficié de la plus grande des opportunités : celle de pouvoir démarrer un 100 mètres quelques microsecondes avant des concurrents aussi forts qu’eux.
L’Histoire humaine est ainsi jalonnée de départs de 100 mètres. De moments de recomposition, au cours desquels s’ouvrent de nouveaux espaces politiques, économiques ou artistiques, qui créent des appels d’air pour des générations entières de gens talentueux, travailleurs, et chanceux. Les barons du chemin de fer américains sont tous nés entre 1830 et 1840. Les pères de l’informatique modernes sont tous nés entre 1950 et 1960. Et les livres d’histoire économique française relèveront peut-être que, sur les dix premières licornes françaises, au moins l’un des co-fondateurs de neuf d’entre elles est né entre 1980 et le tout début des années 1990.
L’Histoire ne s’intéresse pas à ceux qui n’ont pas fait leur dix mille heures au “bon moment”. A ceux qui ont attendu le départ officiel du 100 mètres, voire sont partis quelques secondes après. Contrairement à la littérature, qui nous a raconté bien des histoires d’antihéros magnifiques. Le plus connu d’entre eux est bien sûr Julien Sorel. Le Rouge et le Noir raconte la vie d’une grande figure de la Révolution Française qui a eu le malheur de naître 20 ou 30 ans trop tard. Julien avait pourtant tout ce qu’il faut : le charme, le talent, l’ambition, l’ardeur à la tâche. “Serait-ce un nouveau Danton?”, se demandait Mathilde de la Mole. Impossible, hélas, pour Julien, de voir l’histoire se répéter. Car si Julien était prêt, la société, elle ne l’était pas, ne l’était plus, ou ne l’était pas encore. La fin du règne de Charles X figure parmi les périodes les plus fermées et répressives de l’histoire de France récente. Sous la chape de plomb de la Restauration, nul espace d’expression possible pour un esprit vaste comme le sien. Rendu fou par ce plafond de verre infranchissable, Julien s’abîmera dans un crime passionnel, et finira guillotiné. L’histoire se souviendra de lui comme d’un simple fait divers, brièvement évoqué dans un entrefilet de presse régionale du Doubs, et non comme le tribun haranguant les foules qu’à une autre époque, il serait devenu.
Il y a donc les antihéros qui, comme Julien Sorel, ne parviennent à percer malgré leurs dix mille heures. Mais il existe une autre espèce d’antihéros, visiblement très répandue aujourd’hui, notamment dans le monde politique : ceux qui n’émergent pas alors qu’un boulevard d’opportunités s’ouvre pourtant devant eux. Comment expliquer que la crise des Gilets Jaunes - cette colère qui, canalisée, aurait pu être porteuse de possibilités nouvelles - n’ait pas donné naissance à une nouvelle grande figure de la gauche populaire prête à incarner, structurer, prolonger le dégagisme en véritable mouvement? Comment expliquer que l’urgence climatique, et les attentes qu’elle suscite notamment auprès des jeunes, ait donné naissance à une offre politique aussi pauvre et anecdotique que celle qui nous est proposée ce soir par le mouvement écologiste? Il faut croire que, à l’exception de quelques uns, le monde politique ne se sent pas véritablement concerné par la règle des dix mille heures. Qu’il n’a pas compris que, pour saisir pleinement une opportunité, pour créer de nouveaux espaces, il fallait d’abord un peu de talent, et surtout beaucoup de travail. C’est dommage pour lui, et c’est très dangereux pour nous tous.