Les Eclectiques, Vol. 25 - Une forêt sombre
“Mais où sont-ils?” (suite)
Les Eclectiques reviennent. En réponse au Paradoxe de Fermi, le dernier volume défendait, avec l’aide de l’équation de Drake, l’hypothèse que nous soyons réellement la seule civilisation intelligente de l’univers. Explorons aujourd’hui une hypothèse alternative au silence des cieux, développée par le romancier chinois Liu Cixin dans la trilogie du Problème à Trois Corps. Celle-ci repose sur une idée aussi simple que dérangeante : l’univers est une forêt sombre.
Mais avant ça, faisons un détour du côté d’un astrophysicien soviétique. Nikolaï Kardachev a proposé dans les années 60 une classification des civilisations, basée sur le postulat que leur niveau d’avancement serait une fonction de la puissance énergétique qu’elles mobilisent. Il existerait donc dans l’univers trois grands types de civilisation :
Les civilisations de “Type I” seraient celles en capacité de mobiliser tout le potentiel énergétique de leur planète. Dans le cas de la Terre, cela représente une puissance de 10 ^16 watts, soit la capacité installée d’environ 10 millions de réacteurs nucléaires ;
Les civilisations de “Type II” seraient celles en capacité de mobiliser tout le potentiel énergétique de leur étoile soit, dans le cas du soleil, une puissance de 10^26 watts. De telles civilisations pourraient réaliser cet exploit en enfermant leur étoile à l’intérieur d’une sphère dont l’intérieur serait tapissé de panneaux solaires ultra-efficients. Ces engins hypothétiques ont été imaginés par le physicien Freeman Dyson, et ont déjà alimenté une abondante littérature de science-fiction plus ou moins recommandable. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que dix ordres de magnitude séparent les civilisations de Type I de celles du Type II. Autrement dit, les civilisations de Type II sont dix milliards de fois plus avancées que celles du Type I.
Les civilisations du “Type III”, quant à elles, seraient celles en capacité de mobiliser tout le potentiel énergétique de leur galaxie soit, dans le cas de la Voie Lactée, une puissance d’environ 10 ^37 watts. Elles y parviendraient en recourant à une multiplicité de sphères de Dyson, mais également en récupérant l’énergie des trous noirs. Les civilisations de Type III seraient mille milliards de milliards de fois plus avancées que celles du Type I. Entre Type I et Type III, il existe donc une dispersion technologique sans commune mesure avec celle qui a permis à une poignée de conquistadores armés de mousquets d’anéantir l’Empire aztèque au début du XVIème siècle.
Kardachev n’envisage pas l’existence de civilisation de Type IV, qui serait en capacité de mobiliser la totalité de l’énergie de l’univers connu, car il lui a semblé impossible pour quelque intelligence que ce soit d’en freiner l’expansion.
L’échelle de Kardachev reste bien sûr une vue de l’esprit que certains jugeront simplificatrice, voire fausse. Mais elle permet de poser avec force trois grands principes :
Avancement civilisationnel et exploitation de la nature vont de pair. Le progrès technologique ne peut s’envisager autrement que comme une appropriation sans fin de nouvelles ressources;
L’humanité est tout en bas de l’échelle. Nous autres humains - dont la technologie a déjà failli causé l’extinction - sommes pourtant loin d’avoir atteint le Type I. Dans les années 70 , Carl Sagan nous estimait parvenus au stade de 0,7, correspondant à 0,16% seulement de la puissante énergétique de notre planète;
La dispersion technologique des civilisations donne naissance à une “chaîne de suspicion”. Pour illustrer ce principe, prenons un exemple qui s’apparente à la théorie des jeux. Imaginons une civilisation A, qui serait située dans le ventre mou de l’échelle de Kardachev. Toute civilisation B voisine de A devrait - en raison de la dispersion technologique induite par l’échelle de Kardachev - lui être soit très inférieure, soit très supérieure. Dans un univers marqué par la rareté des ressources, B sera donc très vraisemblablement pour A soit un prédateur, soit une proie. Et le hic, c’est que A n’aura pas de moyen de connaître les intentions de B avant d’avoir contacté B, et pris le risque de se faire annihiler. La meilleure option pour A reste donc de ne pas se faire connaître de B. Et pour B de ne pas se faire connaître de C, C de D, et ainsi de suite.
L’échelle de Kardachev explique donc pourquoi un univers intelligent devrait également être un univers silencieux. Liu Cixin, dans le Problème à Trois Corps, nous raconte comment cela pourrait arriver. À quatre années lumière de nous, des Trisolariens, une civilisation extraterrestre plus avancée que la nôtre (probablement du Type I, voire un peu au-delà) survivent dans un équilibre précaire, sur une planète ballotée par les forces de marées imprévisibles d’un système solaire composé de trois étoiles. Entre froid glacial et extrême chaleur, leur vie est impossible. Lorsqu’ils découvrent l’existence de la Terre à la suite d’un message radio envoyé à la fin du XXème siècle par une astronome chinoise, les Trisolariens entreprennent de nous coloniser, avec la collaboration d’une secte d’humains composée principalement d’écologistes radicaux, de misanthropes et de laissés pour compte. Avertis de l’arrivée de ces réfugiés climatiques d’un genre particulier, les hommes disposent de quatre siècles1 – le temps nécessaire à la flotte trisolarienne pour parcourir la distance qui nous sépare d’eux - pour se préparer au face à face.
Alors que les Nations-Unies concentrent tous leurs efforts sur la construction d’une armée spatiale susceptible de donner le change face à l’ennemi, le héros, Luo Ji, offre une solution contre-intuitive, qui prend tout le monde de court. Il propose de faire savoir aux Trisolariens que les Terriens se tiennent prêts à tout moment à envoyer un signal radio suffisamment puissant pour donner à toute la galaxie les coordonnées spatiales de la Terre et de Trisolaris. Alors qu’ils se trouvent aux portes du système solaire, et après avoir anéanti la flotte terrestre, les Trisolariens prennent la fuite dès lors qu’ils reçoivent le message de Luo Ji. Pourquoi donc?
Parce que ce signal risquerait d’exposer les Trisolariens, à leur tour, à une invasion par une civilisation plus avancée que la leur. Avec la menace du signal, Luo Ji a inventé la dissuasion cosmique. Parce que selon lui - et le reste du roman lui donnera raison - l’univers est une forêt sombre. Une jungle inhospitalière pleine de menaces invisibles. Un maquis impénétrable où des chasseurs paranoïaques traquent à bas bruit leurs proies tout en évitant eux-mêmes de se faire repérer.
Et comme nul ne sait vraiment qui est le maître de la forêt sombre - qui sait s’il n’y pas, dans les profondeurs de dimensions cachées, une civilisation de Type IV? - nul n’a intérêt à se faire connaître. La suite de l’intrigue révèlera que, dans cet univers digne de Hobbes, il règne bel et bien un Léviathan cosmique qui s’est donné pour mission, quoi qu’il en coûte, de faire régner l’ordre. Terriens et Trisolariens en feront les frais.
Si nos antennes radios désespèrent depuis un siècle à percevoir le moindre signe de vie extraterrestre, ce n’est donc pas parce que nous sommes seuls. C’est parce que les autres se cachent.
Dans un univers obéissant aux principes “géopolitiques”2 imaginés par Liu Cixin, pour vivre heureux, vivons cachés. Vivons sur cette planète, en admettant que nous devrons probablement un jour fixer une limite supérieure au progrès technologique. Et en acceptant que notre histoire s’écrit ici et maintenant. Si toutefois, comme le pense Elon Musk, nous avons un jour vocation à devenir une espèce multiplanétaire, et à gravir l’échelle de Kardachev, mieux vaudra alors le faire sur la pointe des pieds.
Le tapis berbère du salon aixois a remplacé les carreaux de ciment de la cuisine parisienne
Les Eclectiques vont bientôt fêter leur premier anniversaire. Comme on pouvait le penser, je n’ai pas tenu le rythme d’une publication par semaine, et je ne suis pas certain de souhaiter m’engager sur une publication toutes les deux semaines. Je peux toutefois promettre à mes lecteurs fidèles - et je remercie ceux qui se sont inquiétés de mon silence - que les publications vont se poursuivre au rythme que sera le mien, et que mon projet reste absolument identique à celui que j’ai décrit dans mon Manifeste : tenter de dégager de l’éclectisme, et de l’accumulation des sujets a priori sans lien entre eux, une totalité signifiante.
Dans ce monde tel qu’il est imaginé par un romancier chinois, les humains savent réfléchir sur le long terme et planifier sur quatre siècles une réponse aux menaces futures …
Ces principes ne sont pas sans rappeler certaines dynamiques géopolitiques actuelles - notamment entre les USA et la Chine - comme l’a bien cerné l’historien Niall Ferguson, qui consacre un chapitre de Doom, son dernier ouvrage, au Problème des Trois Corps.