Les Eclectiques, Vol. 33 - Anté-Cristo
Peut-on se faire justice soi-même ?
Cette interrogation est au cœur du Comte de Monte-Cristo. Explorons là en prenant un pas de coté, et en suivant le destin d’un personnage de roman qui constitue l’antithèse parfaite d’Edmond Dantès– il s’agit du Cavalier suédois de Leo Perutz. En dépit de leur opposition, le Comte et le Cavalier se rejoignent sur un point commun essentiel. Voyons ça de plus près.
Vengeance personnelle
L’histoire a captivé des générations de lecteurs de Dumas. Nous sommes en 1815 et un trois-mâts, le Pharaon, glisse sur les eaux calmes du Vieux-Port. A son bord se trouve un jeune officier de marine, Edmond Dantès. Il s’apprête à retrouver sa fiancée Mercedes, et il a la vie devant lui. C’est sans compter sur trois crapules qui, jalouses de son bonheur, forment une alliance – sur fond de complot bonapartiste - pour lui voler son amour, son avenir et sa liberté. Enfermé pendant 14 ans au Château d’If, Edmond finira par s’évader en usurpant l’identité du cadavre de l’Abbé Faria qui, avant de mourir, lui a révélé l’emplacement d’un fabuleux trésor. Devenu immensément riche, Dantès choisira, plutôt que de refaire sa vie, de mobiliser patiemment ses ressources pour préparer une vengeance contre ceux-là même qui l’ont trahi un quart de siècle plus tôt, et qui l’ont depuis longtemps oublié. Il se fera connaître sous le nom de « Comte de Monte Cristo ». Il deviendra la coqueluche des salons de la Monarchie de Juillet. Et il finira bien par se venger. Avec fureur et fracas. Mais une fois ses ennemis à terre, il ne trouvera ni le bonheur ni la paix intérieure qu’il escomptait. En prenant soudainement conscience qu’il a agi davantage pour lui-même qu’au nom de quelque idéal de justice, le Comte de Monte-Cristo, rongé par la culpabilité, disparaîtra après avoir légué sa fortune à ceux qui lui étaient restés fidèles. En les exhortant à se soumettre à une injonction qu’il aura lui-même bien mal comprise: « Attendre et Espérer».
Revanche de classe
Il n’est pas établi que Léo Perutz ait eu Monte-Cristo à l’esprit lorsqu’il a imaginé le Cavalier suédois, dans les années 1930. Pourtant, c’est bien le parcours d’un exact “double inversé” d’Edmond Dantès qui nous est proposé dans ce roman.
Au début du XVIIIème siècle, dans une Poméranie sous le contrôle des Prusses, mais disputée par la Suède, Christian Van Tornefeld est un jeune noble suédois un peu candide qui cherche à rejoindre son armée pour se battre et surtout pour plaire à son roi. Egaré en plein territoire ennemi, Christian court un grand danger. Pour gagner la frontière en sécurité, il se fait guider – en échange d’une récompense future - par un voleur à la petite semaine, un moins que rien. Un soir de tempête de neige, les deux fugitifs trouvent refuge dans un moulin.
Transi par le froid, épuisé, Christian envoie le voleur quérir l’aide de son parrain, un propriétaire terrien qu’il n’a pas vu depuis son enfance et qui vit non loin de là. Sur la route, le voleur constate, stupéfait, à quel point le vaste domaine du parrain est mal tenu, peu productif, misérable. Le manant, que l’on soupçonnait déjà retors et dégourdi, se révèle doté d’un esprit vif, rigoureux et imaginatif. Alors qu’il s’enfonce dans les terres, il évalue les rendements que pourraient être ceux du domaine si les assolements, jachères et rotations étaient optimisés, si les paysans étaient “managés” d’une main un peu plus ferme, et si les intendants ne se servaient pas dans la caisse. Le voleur est un homme de talent né au mauvais siècle. Lorsqu’il arrive enfin chez le parrain, il n’y découvre qu’une jeune femme orpheline, totalement démunie devant les créanciers de son père. Touché par son sort, déjà amoureux, et enragé par la “perte de chance” que subit le domaine, le voleur va sans hésiter commettre l’irréparable. De retour au moulin, il livre à Christian une terrible nouvelle : son parrain n’est plus, le moulin est cerné par les troupes ennemies, et il n’y a d’autre espoir que de trouver refuge chez un évêque maléfique, qui exploite jusqu’à la mort des malandrins dans ses forges, en échange d’un peu de pain et de beaucoup d’anonymat. Confiant et résigné, Christian s’enfuit chez l’évêque, et se dirige vers une mort presque certaine.
Débarrassé de Christian, le voleur est maintenant libre d’usurper son identité. Mais il lui faudra encore patienter avant de retrouver la jeune fille. Il lui faut, pour sauver le domaine, de l’argent, beaucoup d’argent. Bandit des grands chemins, il se constituera son capital en volant les biens les plus précieux des églises de la région. Devenu riche, il est prêt à achever sa transformation en devenant “le Cavalier suédois”. Il se présentera sous l’identité de Christian auprès de la jeune fille, qui tombera amoureuse de lui et l’épousera. Ensemble, ils auront un enfant. Pendant 10 ans, il mènera une existence de propriétaire terrien paisible, travailleur et efficace. Son ardeur à la tâche - inhabituelle pour son rang - intriguera les nobles plus oisifs des domaines voisins. Le faux Christian se montrera un mari attentionné, un père aimant, un gestionnaire efficace et respecté, qui assurera la prospérité de dizaines de foyers dépendants du domaine. Mais au bout de 10 ans, un coup du sort menace de révéler sa véritable identité. Pour éviter à sa femme et sa fille le déshonneur de la vérité, il devra fuir à son tour chez l’évêque, en ayant fait croire à son entourage qu’il partait faire la guerre pour le Roi de Suède. Faisant étape au même moulin que dix ans plus tôt, la route du faux Christian croisera celle du vrai, qui a survécu à son séjour chez l’évêque et rentre chez lui. Le “Cavalier suédois” – redevenu un simple voleur - ira mourir dans les forges, tandis que le vrai Christian finira par accomplir le seul destin qui l’ait jamais intéressé : mourir pour son roi sur les champs de bataille. C’est sa mort en héros, et non celle du « Cavalier suédois » enterré dans une fosse commune, qui sera annoncée à sa femme et sa fille.
L’ “ordre des choses”
En apparence, tout oppose Edmond Dantès et le « Cavalier suédois » :
Au début du récit, l’un a un avenir tandis que l’autre n’en a aucun;
L’un est innocent tandis que l’autre commet un crime épouvantable;
L’un retrouve la liberté en prenant l’identité d’un homme d’église (certes mort), tandis que l’autre prive un noble (bien vivant celui-ci) de la sienne;
L’un doit sa fortune à un trésor qui lui est, par l’intermédiaire de l’Abbé Faria, offert par l’Eglise, tandis que l’autre doit la sienne à son pillage décomplexé;
L’un cherche à se venger du passé, tandis que l’autre ne demande qu’à s’inventer un avenir;
Pour finir, Edmond est un déontologue (le crime dont il a été victime est mal et doit faire l’objet d’une réparation), l’autre est un conséquentialiste (peu importe les moyens employés si la fin est bénéfique au plus grand nombre).
Malgré cela, les deux personnages se rejoignent sur un point essentiel. Les deux ont cru pouvoir modifier seuls et à leur seul profit l’ “ordre des choses”, pour paraphraser Léon Blum. L’un a cru pouvoir se substituer à la Providence en décidant seul qui punir et qui récompenser. L’autre a cru que l’injustice de sa naissance lui donnait le droit de sacrifier un innocent et de court-circuiter pour lui-même une société d’ordres et de privilèges millénaires.
Les deux ont échoué. Au cœur du siècle de Hegel puis de Nietzsche, Monte-Cristo a, en ne se montrant pas à la hauteur de l’héritage de l’Abbé Faria, échoué à prendre la place d’un Dieu de plus en plus lointain. A l’aube du siècle d’Emmanuel Kant et bien avant Marx, le “Cavalier suédois” n’a su échapper ni à la Loi Morale ni aux rapports de classe et de domination de son temps. Du Vieux Port aux rives de la Baltique, ces parcours croisés racontent chacun à leur manière la douloureuse naissance de la plus singulière des réalisations de l’Europe moderne : l’Individu. En cette période où elle est scrutée de près, l’ “identité européenne” sera au cœur de nos prochaines explorations.