Les Eclectiques, Vol.19 - La tragédie de l'écureuil
Qui va gagner la bataille de l’attention ?
L’effondrement du cours de l’action Meta le trois février dernier, consécutivement à l’annonce des résultats 2021 du groupe, a envoyé un message on ne peut plus clair à ceux qui en doutaient encore : notre temps de cerveau disponible, notre “trésor attentionnel” - pour reprendre l’expression de Gérald Bronner - est bien devenu la ressource économique la plus convoitée de notre époque. Cette “bataille de l’attention”, qui se joue entre géants des médias sociaux, du search, du e-commerce, et de la pub, quel impact a-t-elle précisément sur notre santé mentale ? Le neurologue Adam Gazzaley, dans The Distracted Mind, Ancient Brains in a High Tech World, apporte quelques éléments de réponse, en mobilisant une approche qui se situe au croisement des neurosciences et de la microéconomie.
Imaginons un écureuil. Sur son arbre, le petit mammifère ramasse des noisettes pour l’hiver. Après une heure passée à fourrager vient le moment où les noisettes se font rares, ou de moins bonne qualité. Si on parle comme un économiste, la valeur marginale du gisement de noisettes diminue. Le comportement de l’écureuil, comme le nôtre, a été façonné par des millions d’années de sélection naturelle. C’est donc tout naturellement qu’il va “décider”, au moment optimal, de mobiliser les ressources nécessaires - du temps et des calories - pour changer d’arbre et y exploiter un nouveau gisement de noisettes. Ce principe - MVT, pour Marginal Value Theorem - a été posé et mesuré dès 1976 par le biologiste de l’évolution Eric Charnov et correspond à la représentation visuelle ci-après :
L’intersection entre le trait vertical vert sur la gauche et l’axe des abscisses représente l’investissement que devra réaliser l’écureuil pour changer d’arbre. En fonction du montant de cet investissement, le point tangent avec la courbe d’utilité rouge, qui correspond à l’optimum représenté ici par l’étoile verte, se déplacera vers la gauche ou la droite. Autrement dit, plus l’arbre d’à coté est proche, plus le temps passé sur un arbre diminuera, car la valeur perçue à rester sur place sera réduite.
Quel rapport avec la bataille de l’attention? Le postulat de Gazzaley, c’est que, pour homo sapiens, l’information joue un rôle tout aussi vital que, pour l’écureuil, les noisettes. Nous appartenons à une espèce sociale, omnivore et très avancée sur le plan cognitif. Pour vivre, nous avons besoin d’accumuler des informations de tous types : présence ou non de proies ou de prédateurs, toxicité d’une plante, techniques de façonnages d’outils, mais également gossips de tous ordres. Chercher, détenir et partager ces informations est une question de vie ou de mort pour le chasseur-cueilleur de la vallée du Rift que, malgré l’invention de l’agriculture, de l’écriture, et les révolutions industrielles, nous sommes fondamentalement restés.
Lorsque nous trouvons un gisement d’informations utiles, nous l’exploitons. Nous nous y abreuvons. Nous nous en gavons. Jusqu’au moment où, comme l’écureuil, l’utilité marginale d’une information supplémentaire sur ce gisement est devenue trop faible, nous incitant alors à investir du temps et de l’énergie pour en trouver un nouveau.
C’est dans ce contexte qu’est intervenue la révolution digitale. Les smartphones et les réseaux sociaux, en particulier, en rendant l’information immédiatement disponible, ont drastiquement réduit l’investissement nécessaire pour accéder à de nouvelles informations. Si on reprend la représentation visuelle du MVT, l’irruption du digital dans nos vies a eu pour première conséquence un déplacement vers la droite du trait vertical vert, qui devient donc le trait bleu. Entrainant, par le truchement de la droite tangente, un déplacement vers la gauche de l’optimum, ici représenté par l’étoile bleue:
Ce déplacement de l’optimum se traduit par une perte d’utilité de la source d’information équivalente à l’aire de la zone grisée. Dans un monde où l’information est devenue surabondante, pléthorique, l’utilité d’une source donnée est réduite, et notre incitation à en changer plus rapidement augmente. Nous arrivons à satiété plus rapidement. Nous « zappons », volontairement, ou bien sous l’effet d’interférences extérieures (appel, notification, like d’une publication).
Au fond, pourquoi pas ? Si nous accumulons des connaissances sur le monde auprès de plusieurs sources d’information plutôt que d’une seule, en quoi est-ce un problème ? C’en est un, nous répond Adam Gazzaley, car cette réduction de l’investissement nécessaire n’est que la première des conséquences de de la révolution digitale.
La seconde conséquence est bien plus grave pour notre espèce. La brutale densification de la forêt informationnelle est une rupture anthropologique majeure, intervenue beaucoup trop brutalement pour que notre cerveau ancestral ait eu le temps de s’y adapter. La violence de cette rupture a donc eu pour effet un écrasement de notre courbe d’utilité. Et, avec cet écrasement, un déplacement encore un peu plus sur la gauche de notre optimum, représenté ici par l’étoile dorée:
Par rapport à la situation pré-digitale, la perte d’utilité est matérialisée par la nouvelle aire grisée. Cette aire grisée, c’est le tribut que les gens ordinaires que nous sommes paient à l’économie de l’attention.
Pourquoi donc la courbe d’utilité s’est-elle aplatie ? A cela, Gazzaley avance deux explications d’ordre neuroscientifique:
La saturation informationnelle est vectrice de désengagement. Gazzaley invoque notamment une étude menée sur des étudiants à Stanford, portant sur leur rapport aux écrans. Pendant celle-ci, les étudiants ont passé en moyenne 65 secondes par écran avant de zapper, et pour la moitié d’entre eux, la durée n’excédait pas 19 secondes. Et, pendant une grande partie de ce temps déjà très réduit, les étudiants détachaient leur attention dans l’anticipation de l’écran suivant. Ces étudiants, appartenant pourtant à l’une des plus prestigieuses université du monde, ne savent rester concentrés qu’une poignée de secondes.
L’hyper-disponibilité informationnelle est source d’anxiété : Savoir qu’on passe à côté de quelque chose qui pourrait, qui devrait nous être accessible génère de l’anxiété. La peur de manquer un message, une information, une expérience - le FOMO (“fear of missiing out”) pour les intimes - ont été considérablement amplifiés par les technologies digitales et les médias sociaux. Lorsqu’on est sans cesse tenaillé par la pensée que l’arbre d’à côté contient plus de noisettes, on en vient à ôter toute valeur à celui sur lequel on se trouve.
Sous l’effet de la révolution digitale, on se lasse plus vite, on s’ennuie plus rapidement, et on atteint des niveaux d’insécurité mentale jamais vus auparavant, car l’économie de l’attention privilégie les gratifications à court-terme, ayant vocation à être renouvelées à intervalles de plus en plus courts.
Il y a fort à craindre que, si rien de ne change, notre courbe d’utilité continue de s’aplatir, et que l’aire mesurant notre utilité continue à se réduire comme une peau de chagrin, nous enfermant encore un peu plus dans un tragique cercle vicieux d’ennui, d’anxiété et de la dopamine.
Alors, que faire pour reprendre le contrôle de notre cerveau à l’époque digitale ? Comment faire en sorte que la bataille de l’attention, ce soit nous qui puissions la gagner?
Gazzaley avance quelques solutions : instaurer des temps de déconnexion, recréer un lien avec la Nature, méditer. Une réponse plus puissante, selon moi, est proposée par le philosophe et réparateur de motos Matthew Crawford. Dans Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, Crawford défend une thèse tout aussi réactionnaire que, vu le contexte, salutaire. Il souligne que l’hyper-disponibilité informationnelle, l’intermédiation par des interfaces, et l’automatisation par les technologies digitales sont les filles dévoyées des Lumières. En cherchant à nous autonomiser de la Nature et des traditions par le progrès, nous avons développé une civilisation technologique qui nous a conduit à nous désengager du Réel.
Pour reprendre le contrôle de notre attention, Crawford prône donc de revenir à un monde où nous pourrons éprouver à nouveau l’épaisseur du réel, ses frictions et ses résistances.
Un monde où les boîtes de vitesse sont manuelles, où on sait changer une roue et même un injecteur. Où la transmission du geste et le compagnonnage redonnent tout son sens et toute sa valeur au travail manuel. Où apprendre une nouvelle compétence nécessite avant tout concentration, patience, écoute, et respect de l’autorité qui émane des sachants. Où, en un mot, on laisse le cerveau redevenir un tout petit peu plus le chasseur-cueilleur débrouillard, sociable et respectueux d’un certain ordre immuable des choses qu’il est largement resté.
L’approche de Crawford ne doit pas signifier qu’il faut tourner le dos au progrès technologique. Mais elle nous rappelle qu’il serait souhaitable d’affirmer avec beaucoup plus de force, face à celui-ci, que notre attention est notre plus grand trésor, et que celui-ci n’appartient à personne d’autres qu’à nous-même.
Un grand merci à l’âme généreuse qui m'a aidé sur les graphes. Elle se reconnaîtra :-)