La satisfaction de créer une œuvre qui restera inconnue de tous peut-elle se suffire à elle-même?
Assurément, nous répond José Luis Borges dans Le Miracle Secret, une nouvelle de son recueil Fictions1.
Borges est le roi de la novélisation d’expériences de pensée mathématiques ou physiques extrêmes. La Bibliothèque de Babel sur le thème de l’infini, Funès ou la mémoire sur le thème de l’hypermnésie font partie des plus connues. J’aurai l’occasion d’y revenir prochainement.
Le Miracle Secret, quant à lui, nous raconte les derniers instants de Jaromir Hladik, un écrivain juif condamné à mort lorsque Prague tombe entre les mains des Nazis. Face au peloton d’exécution, Hladik se voit accorder par une instance divine un sursis lui permettant d’écrire les deux derniers actes de sa pièce de théâtre, Les Ennemis.
Ce sursis prend la forme d’une suspension de l’univers physique. Le monde entier autour de Hladik s’immobilise soudainement : les soldats qui s’apprêtent à presser la détente, la course des nuages, le chant des oiseaux, tout se fige sauf la conscience de Hladik. Dans les replis du temps, Hladik se voit accorder l’équivalent d’une année entière. Prisonnier d’un temps immobilisé, avec pour seule ressource sa mémoire, il peut néanmoins finir dans sa tête l’écriture de sa pièce. Lorsque l’année est échue et que le temps, ainsi que les balles, reprennent leur cours normal, il a tout juste eu le temps d’écrire le mot Fin. Hladik meurt fauché en un clin d’œil, en emportant son chef d’œuvre avec lui, tandis que le monde reprend son cours normal, ignorant ce qui a été perdu.
Borges nous met en garde utilement dans le Miracle Secret contre ce qu’il jugerait être, aujourd’hui, une dangereuse inversion de nos priorités : on crée avant tout pour soi-même, pour satisfaire un élan vital, un besoin inassouvi. La recherche d’une évaluation positive par autrui – quel qu’il soit – doit venir après. « Il ne travailla pas pour la postérité ni même pour Dieu, dont il connaissait peu les préférences littéraires » dit-il à propos de Hladik.
Cette mise en garde est d’autant plus pertinente que la création intellectuelle et artistique, plus que jamais, se déploie dans une « société d’évaluation ». Dans les années 2020, une œuvre n’advient réellement qu’une fois partagée, notée, métabolisée par les réseaux sociaux. Et lorsque celle-ci ne touche pas rapidement sa « cible », son créateur doit, comme l’entrepreneur à la tête de n’importe quelle startup, « pivoter ».
La radicalité de l’injonction de Borges mériterait d’être nuancée. Même le créateur le plus farouchement indépendant finit par être rattrapé par un désir de validation. On peut penser ici au Chef d’œuvre inconnu2 de Balzac. Cette nouvelle raconte l’attente qui précède le dévoilement, par un peintre ombrageux et misanthrope, de son ultime chef-d’œuvre. Le tableau, recouvert d’un drap, échappe tout au long du récit aux regards des visiteurs de l’atelier de l’artiste. Quand l’un d’eux surprend une épreuve préparatoire, il est ébloui, et y voit le signe annonciateur d’une œuvre qui changera le monde.
Mais, lorsque l’artiste dévoile fièrement son tableau, celui-ci est devenu, à force de retouches censées le perfectionner, une bouillie illisible, incompréhensible, hideuse. Un tableau sans doute porteur d’une vérité singulière, mais accessible à son seul auteur. Voyant son œuvre incomprise, rejetée par le monde, l’artiste meurt de désespoir.
Peut-être Hladik meurt heureux car personne n’a lu sa pièce. La condition de son sursis étant le secret, Hladik échappe au jugement, potentiellement dépréciatif, de ses contemporains et de la postérité. Il meurt dans le silence d’une liberté artistique totale. Mais, sans validation extérieure, sans se confronter à une évaluation, même négative, l’œuvre a-t-elle tout simplement existé ? On serait tenté de dire que non, à lire l’ouvrage du sociologue Thomas Roulet. Celui-ci développe dans son livre The Power of Being divisive3 la thèse que la confrontation – d’un individu ou d’une organisation – à des évaluations en particulier négatives peut être, dans le meilleur des cas, non seulement un facteur de résilience, mais également de renforcement de l’expression de soi. Ainsi, inconnue du monde, la pièce de Hladik n’a non seulement jamais existé, mais son solipsisme masquait possiblement sa médiocrité.
Nous ne le saurons jamais, et le débat sur la création artistique ne peut ici qu’être effleuré. Je me contenterai simplement d’avancer que, même dans une époque d’intersubjectivité maximale comme la nôtre, le Miracle Secret nous rappelle que le temps pour soi demeure notre premier trésor. Mais, peut-être peut-on avancer que ce temps pour soi a vocation à être partagé.
C’est pour cela que je me risque à publier Les Eclectiques.
Quelques mois seulement de sursis, c’est ce qui permet à Hladik, de donner un sens à sa vie, que sa pièce fut bonne ou mauvaise. Quelques mois, c’est ce qui a manqué à Giovanni Drogo, le Héros du Désert des Tartares pour en donner un à la sienne. Après avoir attendu toute sa vie que surgissent les Tartares des confins de leur désert, lorsque le combat démarre enfin, la vieillesse rattrape brusquement Drogo. Incapable de prendre part au combat, il meurt seul, en plein FOMO, dans une chambre d’hôtel. Avant de comprendre, un peu trop tard, que le vrai combat était ailleurs. D’où provient l’erreur de Giovanni Drogo ? Réponse la semaine prochaine.
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Fictions de Jose Luis Borges, date de première publication : 1944. Editions Gallimard, collection Folio Classiques
Le Chef d’Œuvre inconnu d’Honoré de Balzac, date de première publication : 1831. Editions Gallimard, collection Folio Classiques
The Power of being divisive: Understanding negative social evaluations, de Thomas Roulet, date de première publication : 2020. Stanford Business Books
Tu as réussi à placer Tartares et FOMO dans la même phrase. Respect. Hâte de lire la suite!
Je reconnais bien là ton penchant littéraire - merci pour le partage car le sujet m’intéresse au plus haut point ;)