Les Eclectiques, Vol. 12 - Le Guerrier et le Grillon
« Pour vivre heureux, vivons caché. »
Ce proverbe est si bien ancré dans notre langage courant qu’on en oublierait presque qu’il a une origine littéraire, qui plus est assez récente. Le bien nommé Jean-Pierre Claris de Florian, au XVIIIème siècle, a publié un recueil de fables animalières, qui sont à celles de Jean de la Fontaine ce que le petit Trianon est au Château de Versailles : une petite extension charmante et anecdotique. Parmi les Fables de Florian1 se trouve donc Le Grillon. Celle-ci évoque la peine qu’éprouve un “pauvre petit grillon” sans talent lorsque, depuis les herbes où il est confiné, il lève la tête et voit dans le ciel un papillon aux couleurs chatoyantes « voltiger dans la prairie ». Jusqu’au moment où arrive un groupe d’enfants qui, armés d’un filet, capturent le papillon, lui arrachent les ailes, le démembrent et le tuent. La fable se clôt ainsi, avec le grillon déclarant, après la mort horrible du papillon, sur un ton que l’on devine narquois:
« Oh, oh! dit le grillon, je ne suis plus fâché
Il en coûte trop cher pour briller dans le monde
Combien je vais aimer ma retraite profonde !
Pour vivre heureux, vivons caché. »
Une morale pour le moins ambigüe. Car cette fable, lorsqu’on la lit en entier, ressemble fort à un plaidoyer pour vivre une vie sans talent, ambition ni prise de risques. Une parfaite apologie de la médiocrité, en quelque sorte. Mais doit-on juger le grillon si sévèrement ?
Le doute est permis, car il faut admettre que le spectacle de notre époque peut susciter chez certains d’entre nous, de temps à autre, un authentique désir de « se cacher », ou a minima, de prendre un peu de champ. De se mettre en retrait, par exemple, du vacarme haineux des médias, de la politique et des réseaux sociaux. Ou encore des incertitudes et complexités de tous ordres - sanitaires, sécuritaires, technologiques, géopolitiques et environnementales, qui, combinées, rendent notre monde difficile à décrypter et notre futur certes passionnant, mais aussi quelque peu inquiétant. Et lorsque plus grand-chose n’est stable ni compréhensible, la tentation peut être grande de partir élever des vaches ou cultiver des vignes au milieu de l’Atlantique. Ou, de manière plus accessible, de mettre un peu plus de lenteur, de silence et de tranquillité dans sa vie.
Quand bien même ce serait encore possible à notre époque, est-ce que « se cacher » , comme un grillon, loin de la lumière, est susceptible de nous apporter une quelconque forme de quiétude, de paix intérieure ?
Un texte essentiel de l’hindouisme affirme l’exact opposé. Selon la Bhagavad Gîtâ2 (ci-après “la Gita”), c’est au contraire dans l’œil du cyclone, et nulle part ailleurs, que se trouve le chemin qui mène à cette « paix intérieure ». Ce chemin, c’est celui de l’action, de l’engagement, et de la confrontation au cœur du monde. La Gita occupe 78 strophes du Mahabharata, la grande épopée de l’hindouisme, équivalent civilisationnel de l’Iliade. Comme le Grand Inquisiteur, il s’agit d’une parenthèse, d’un récit dans le récit, d’un chef d’œuvre dans le chef d’œuvre. Et, là encore, cette parenthèse prend la forme d’un échange entre un homme et un Dieu.
Compilé entre le IIIème et le Vème siècle avant Jésus Christ, le Mahabharata est un gigantesque poème qui raconte l’affrontement auxquels se livrent deux branches d’une même famille, les Pandavas et les Kauravas, pour le contrôle du pays d’Arya, au nord du Gange. Les batailles y sont gigantesques et nombreuses, les morceaux de bravoure, les interventions divines et les trahisons tout autant. Lorsqu’on en lit un résumé (lire la totalité des 80 000 strophes réparties en 18 livres est un exercice auquel j’avoue ne pas m’être soumis3) on a d’abord du mal à voir, au milieu du carnage de ce Game of Thrones hindou, quelle place il peut rester pour de quelconques considérations spirituelles.
Jusqu’au moment où, à l’heure de l’ultime combat, Arjuna, le personnage principal, s’avance seul dans la plaine, au devant de ses troupes, face à l’armée adverse. Seul sur son char, accompagné par son seul cocher, Krishna. Mais soudain, au lieu de donner à ses troupes le signal du combat, face aux ennemis qui hier encore étaient sa famille, Arjuna s’effondre. Submergé par la tristesse et le découragement. A quoi bon, se lamente-t-il, poursuivre ce cycle infernal de violences et de destruction ? A quoi bon continuer à combattre ses frères humains?
Descendant à son tour du char, Krishna s’adresse à Arjuna et l’exhorte à reprendre les armes. Et pour cela, il va lui révéler sa vraie nature : Krishna n’est pas un homme ordinaire – il est un Avatar du Dieu Vishnou. Or, dans la grande trinité hindouiste, ce dernier est tout sauf le dieu de la guerre et de la destruction – ce rôle étant plutôt dévolu à Shiva. Vishnou est, au contraire, le dieu de l’amour et de la préservation des formes. Dans une prose aux contours psychédéliques, au cours de laquelle Vishnou révèle ses mille visages, ses mille existences, Krishna / Vishnou tient à Arjuna, en substance, le message suivant, qu’il n’est pas simple de retranscrire en concepts « occidentaux » :
Le conflit qui se tient entre Pandavas et Kauravas fait partie de l’ordre cosmique des choses, du Dharma. Or, cet ordre ne repose pas sur la stabilité, mais sur la recomposition perpétuelle des apparences, sur l’éternel retour du même, et sur la transmigration des âmes. Combattre, ça n’est pas prendre parti pour un camp ou pour l’autre, mais c’est marquer son assentiment à cet ordre cosmique;
Derrière le voile des apparences sans cesse changeantes des choses (le Samsara) palpite un invariant, une réalité éternelle et intangible, le Brahman. Et si les corps meurent au combat, si les réalités sont englouties dans un cycle destructions créatrices, l’âme, elle, appartient au Brahman, et est à ce titre immortelle;
La seule ascèse possible, le seul « yoga » envisageable, ça n’est donc pas le retrait du monde, mais au contraire la participation la plus active possible à sa marche, non pas dans une logique d’individuation, mais d’adéquation avec la Totalité.
Krishna / Vushnou finit son discours, en désignant le monde, les autres hommes, et le Brahman, par ces mots, qui constituent son “Suprême Secret” : Tu es cela. Proclamant ainsi l’identité de tous avec le tout, et la fin du dualisme.
Convaincu par ce « motivational speech » divin, Arjuna se relève, saisit son arc magique Gandiva, et part au combat en prononçant les paroles suivantes : « Dissipés sont mes doutes, j’agirai selon Ta parole ».
Voir un Dieu aimant et compassionnel appeler un Guerrier à prendre les armes contre ses semblables peut sembler dérangeant, voire choquant, surtout lorsqu’on est de culture chrétienne. Mais, quoi qu’on puisse en penser, la Gita porte en son cœur un principe puissant et fécond : la seule règle de vie possible, c’est celle d’une participation aussi active qu’indifférente au monde.
Comme le dit Krishna / Vishnou à la strophe 47: : “Tu as droit à l’action, mais seulement à l’action, jamais à ses fruits; que les fruits de tes actions ne soient point ton mobile; et pourtant, ne permets en toi aucun attachement à l’inaction”
Plus proches de nous culturellement, les stoïciens se sont également inscrits, contrairement aux épicuriens qui, eux, prônent détachement et sobriété, dans cette « éthique de la participation indifférente ». Il existe en effet peu d’exemples d’êtres humains plus actifs et engagés dans les problèmes de leur époque que les stoïciens de l’Empire Romain. Marc-Aurèle fut Empereur. Sénèque l’homme d’affaires le plus riche et doué de son temps. Et Cicéron le politicien le plus controversé de la fin de la République romaine. Ces hommes ont cultivé tout leur vie le paradoxe de rester actifs tout en demeurant indifférents à l’issue de leurs entreprises, que celles-ci rencontrent le succès ou l’échec. Seule importait à leurs yeux la maîtrise absolue de ce qui était sous leur contrôle, et indépendant des circonstances extérieures : la gestion de leur temps, de leurs affects et de leur conduite morale.
Tout comme les hindous, les stoïciens s’inscrivaient dans une logique d’éternel retour et croyaient en la métempsychose. Qu’on soit hindouiste ou stoïcien, il est certainement plus facile de cultiver l’indifférence lorsque l’âme est réputée avoir l’éternité devant soi. Ces grands écrits ont tous précédé, de plusieurs siècles, voire millénaires, les bouleversements déclenchés par les Grandes Découvertes puis les révolutions industrielles. Ils sont les produits d’une humanité qui pouvait légitimement croire en l’éternité tant le monde physique semblait immuable. Mais devant l’accélération des dérèglements environnementaux, et les incertitudes sur notre capacité à contrôler la technologie, la fin du monde tel que nous le connaissons est une possibilité. Il n’est plus permis de croire que nous avons l’éternité devant nous.
Ces enseignements perdent-ils pour autant en force de conviction ? Personnellement, je ne le crois pas. La Gita et le stoïcisme nous disent que la voie la plus sûre vers la paix intérieure, ce n’est pas celle du Grillon, mais celle du Guerrier. Qu’une vie active et engagée, ici et maintenant, au cœur de la mêlée, constitue, pour reprendre l’expression de Pierre Hadot, le meilleur des exercices spirituels. Simplement, si Krishna, Marc-Aurèle ou Sénèque prenaient la parole aujourd’hui, ils nous diraient peut-être que cette vie active et engagée ne devrait pas être mise au service d’un ordre cosmique immuable, mais, plus modestement, de la protection d’une petite planète fragile qui en a bien besoin. Ce qui ne serait déjà pas si mal.
Ceci est ma troisième Eclectique centrée sur le fait religieux. Ca commence à faire beaucoup, et dernièrement les Eclectiques n’ont peut-être pas été suffisamment… éclectiques. J’aimerais néanmoins conclure ce cycle religieux la semaine prochaine, mais d’une manière qui nous permettra de revenir vers les sciences cognitives.
Les Fables de Florian, date de première publication : 1792.
On peut notamment découvrir la Gita dans une version commentée par Shri Aurobindo, aux éditions Albin Michel, collection Spiritualités Vivantes
Une édition abrégée et tout à fait agréable à lire a été compilée par Jean-Claude Carrière, elle est disponible aux Editions Pocket