Les Eclectiques, Vol. 13 - Le Parasite et la Plume
Dieu a-t-il créé l’Homme en sept jours ? Ou bien l’Homme a-t-il créé Dieu en cinquante mille ans ?
Le fait religieux est, avec le bon sens, la « chose du monde la mieux partagée ». Des steppes glaciales de Sibérie aux caves du Vatican, toutes les sociétés humaines ont été structurées par la croyance que nos vies sont déterminées par, ou a minima ont quelque chose à voir avec, une réalité invisible, voire transcendante. Et que certains individus plus que d’autres – selon les lieux, ils sont appelés chamanes, brahmanes, ou curés – sont plus à même que d’autres d’accéder à cette réalité.
Aucun peuple, aucune civilisation n’ont été exempts de systèmes religieux plus ou moins contraignants, structurés, ou organisés.
Pourquoi donc? Qu’est ce qui dans la nature humaine explique l’universalité du fait religieux, mais surtout sa persistance, jusqu’à nos jours ?
Car ne nous y trompons pas : si les dieux se sont, pour beaucoup d’entre nous, retirés de nos vies, l’espace qu’ils ont laissé vide a été occupé par de nouvelles persona: grandes idéologies politiques au XIXème siècle, icônes hollywoodiennes au XXème siècle, et, au XXIème siècle, « influenceurs » de tous horizons, et de toutes intentions.
Derrière cette apparente variabilité dans l’objet sacré, le ressort mental est resté le même depuis des milliers d’années. C’est l’hypothèse qu’avance l’anthropologue français, naturalisé américain, Pascal Boyer, dans un livre qui a fait date : Et l’Homme créa les dieux1. Bien avant Kahneman, Taleb, ou Rosling ce livre marque ma première rencontre avec les “sciences cognitives”.
Pour Pascal Boyer, le fait religieux, tant dans son surgissement dans notre intimité spirituelle, que dans sa diffusion au sein d’une civilisation, n’est rien d’autre qu’un effet secondaire du développement évolutif du cerveau humain. Pour en arriver à cette conclusion controversée, voire choquante pour les plus croyants d’entre nous, l’auteur déploie sa démonstration sur près de 400 pages. Je vais essayer, quoi qu’imparfaitement, et avec des souvenirs du livre restés imprécis, d’en restituer les principales lignes de force.
Pascal Boyer examine dans un premier temps, une par une, les différentes explications communément admises du fait religieux :
Explication #1: La religion explique le monde: seule une instance divine, surnaturelle, est de nature à apporter une explication satisfaisante à l’existence de phénomènes naturels autrement incompris ;
Explication #2 : La religion réconforte. Elle est pourvoyeuse de sens. Elle apporte des perspectives sur le sort qui est réservé à l’âme après la mort et, de ce fait, rend la mortalité moins absurde. Elle soulage de l’inconfort du monde;
Explication #3 : La religion fonde l’ordre social : En fournissant à une communauté humaine donnée un grand récit unificateur, la religion perpétue la morale publique. Et elle unit ses membres contre les ennemis extérieurs;
Explication #4 : La religion est inévitable, car elle procède d’un penchant humain pour la superstition et les fariboles. La religion suit une pente naturelle de l’esprit et, partant, est bien plus difficile à réfuter qu’à admettre.
Boyer montre que, si aucune de ces explications n’est vraiment fausse, elles ne sont pas vraiment justes non plus. Trop simplistes, superficielles, ethnocentriques, elles reflètent l’expérience du monde des Européens des Lumières et de leurs descendants, très éloignée d’autres peuples.2
Expliquer le fait religieux et son universalité ne peut donc se résumer à en décrire les caractéristiques externes – il y aura toujours des exceptions aux règles - il existe par exemple des religions où les dieux sont stupides, injustes et mortels. Pour expliquer le fait religieux, il faut, nous dit Boyer, s’intéresser à ce qui lui a donné naissance : la structure de notre cerveau, qui est universelle car façonnée il y a environ 50 000 ans, date estimée du grand bond en avant cognitif qui a fait de grands singes bipèdes de la vallée du rift des Homo Sapiens destinés à coloniser le monde.
Le cerveau humain a en effet développé des facultés cognitives qui sont partagées par tous et qui portent par exemple le nom de schémas conceptuels, de modèles du monde, de théorie de l’esprit. Ces facultés cognitives façonnent l’intuition, le jugement, la perception, et la coopération. Ce sont elles qui font que, sans vraiment savoir pourquoi, et en reprenant l’exemple de Boyer, il est fort probable que vous formiez immédiatement l’intuition que l’affirmation suivante est bizarre et ne « fonctionne pas » :
« Il n’existe qu’un dieu ! Et celui-ci n’a aucun moyen de savoir ce qui se passe sur terre »
Et, a contrario, ce sont ces mêmes facultés cognitives qui font que l’affirmation suivante, complètement inventée, éveille en vous l’intuition que cela « fonctionne » :
« Cette montre est spéciale. Elle sonne quand vos ennemis complotent contre vous ».
Dans les deux cas, on ne peut lutter contre cette intuition sourde et diffuse qu’une phrase fonctionne et l’autre non. C’est plus fort que nous, c’est une évidence a priori, transcendantale, dirait Kant.
Et, en simplifiant énormément, on peut dire que si la seconde phrase fonctionne, c’est parce qu’elle rentre en résonnance avec nos “schémas conceptuels”.
En partant de là, Boyer avance que les religions sont nées de la combinaison de quatre facteurs cognitifs principaux:
Le premier facteur, c’est la propension ancestrale de notre cerveau à créer spontanément des “agents surnaturels”. Pendant le plus clair de leur histoire, les hommes ont été confrontés à des phénomènes inexplicables – allant de la pluie d’éclairs pendant une nuit de mousson au craquement suspect d’une branche dans la forêt - mettant à l’épreuve leur propension à établir intuitivement des liens de causalité entre les phénomènes. Cette inexplicabilité a donné naissance au concept d’agent surnaturel (fortement identifié, chez les peuples ancestraux, à un prédateur). Nos ancêtres ont ainsi été amenés à inférer inconsciemment l’existence d’agents surnaturels - prenant souvent la forme d’un prédateur - pour expliquer des phénomènes inexplicable. Et, c’est là un élément essentiel, ces agents nous observent. Et, partant, sont intéressés à nos actions, et à nos décisions, même les plus intimes. Il est essentiel de souligner ici que l’attribution du phénomène inexplicable à l’intervention de l’agent n’est pas consciente, et ne procède pas d’une recherche causale consciente et rationnelle, ce qui la distingue de l’explication #1 avancée plus haut.
Le deuxième facteur, c’est la plus grande réussite de certains individus à communiquer avec ces agents surnaturels. Certaines personnes sont, au sein d’une communauté donnée, réputées être, davantage que d’autres, en capacité de côtoyer, voire de communiquer avec ces agents. Et dès lors, ces personnes sont investies d’une puissance médiatrice par leur communauté. Ce seront les futurs chamanes, prêtres et organisations sacerdotales, dont la croissance sera facilitée par la révolution agricole au néolithique, qui, en constituant des surplus alimentaires, a permis une division du travail, et permis de nourrir des individus ne prenant pas une part active aux travaux des champs, et spécialisés dans le « salut des âmes » de leurs ouailles.
Le troisième facteur, c’est notre besoin profondément enraciné d’accomplir des rituels. Ce sont les rituels qui donnent à voir la présence au monde du sacré. Dans ce qui est peut-être le passage le plus choquant du livre – pour les plus croyants d’entre nous – Boyer explique que les rituels religieux présentent les mêmes caractéristiques neurologiques que les Troubles Obsessionnels Compulsifs (les TOC) : ils sont répétés de manière machinale pour conjurer une peur ou une menace jusqu’à ce que, au fil des infinies répétitions de celui-ci, on finisse par en oublier la cause première, et par considérer le rituel comme sa propre fin. Selon Boyer, les rituels « ne font pas société mais en donnent l’illusion ». Ils fédèrent et suscitent un sentiment d’appartenance autour de ces gestes partagés compulsivement.
Ces trois facteurs permettent le surgissement puis la consolidation du fait religieux au sein d’une communauté. Sa persistance et sa diffusion seront, quant à eux, facilités l’existence d’un quatrième facteur, qui sont nos biais cognitifs (notamment le biais de confirmation et l’évitement de la dissonance cognitive). Ce dernier facteur, combiné aux trois premiers, donnera au fait religieux toute sa “charge virale”.
Car c’est bien la thèse principale, violemment athée, de Pascal Boyer : la religion est un virus, un parasite cognitif. Elle est un effet secondaire de notre cerveau, né de la combinaison et du renforcement mutuel de différents facteurs. Elle s’est peu à peu autonomisée de ce qui lui à donné naissance pour prospérer par et pour elle-même – la religion, pour reprendre le terme forgé par Richard Dawkins, est un meme.
J’ai tendance à considérer la démonstration de Pascal Boyer convaincante, mais d’un réductionnisme coupable compte tenu de son envergure intellectuelle. Elle procède d’une vision “d’un verre à moitié vide”. Car, si la religion est un parasite, qu’en est-il des autres grandes manifestations du génie humain, qui étaient au départ tout aussi inutiles, mais qui ont fini par intégrer de plein droit la fabrique du génie humain : la musique, les arts, la poésie, le fait d’inventer et de raconter des histoires ? Sont-elles des parasites? Et quid de ce qui fait de nous des Hommes - la conscience de nous même ? La conscience de soi, qui pour une majorité de scientifique, n’est rien d’autre qu’un écho, un produit de la réflexivité de nos opérations mentales sur elles-mêmes, est-elle aussi un parasite ?
Il est désormais temps de clore ce long cycle d’Eclectiques sur la religion en suggérant quelques éléments de réponse à ces questions.
Je voudrais le faire en parlant de la Plume. Non pas la Plume comme métaphore de l’écriture et de la littérature. Non, bel et bien de la plume des oiseaux, celle qui sert à voler. Pour reprendre la définition de Wikipedia, la plume est une “production tégumentaire complexe composée de Beta-keratine qu’on trouve chez les oiseaux”. Et elle est d’abord apparue chez les dinosaures. Sa fonction première n’était absolument pas de permettre le vol, mais de protéger du froid et de constituer une parure pour les parades nuptiales des mâles. C’est donc un hasard absolu de l’évolution si les caractéristiques aérodynamiques et de portance des plumes ont permis aux dinosaures les plus légers – sur un processus qui a duré non pas cinquante mille ans mais des millions d’années - d’abord de sauter un peu plus loin, puis de planer, et enfin de voler. Les premiers dinosaures devaient trouver bien inutile et étrange que leurs plumes leurs servent à sauter un tout petit peu plus loin. Et pourtant , c’est la plume qui a in fine permis aux dinosaures de survivre à leur extinction et d’exister encore de nos jours. Car les dinosaures sont bel et bien partout autour de nous, ils sont devenus les oiseaux.
Cet effet secondaire de la plume, redondant et inutile, doit-il vraiment relever du champ lexical du parasitisme? Ou au contraire de celui de la sérendipité3, voire de celui du miracle?
Pour conclure avec Pierre Teilhard de Chardin, dont l’oeuvre (que je n’ai toujours pas lue) a tenté de réaliser l’union entre religion et théorie de l’évolution, l’avenir de l’espèce humaine dira si la religion est un Parasite ou une Plume. L’avenir nous dira si la religion, comme le pense avec ardeur Pascal Boyer derrière le masque de sa rigueur scientifique, est un meme au mieux inutile, et au pire dangereux. Les nouvelles idolâtries digitales peuvent lui donner raison. Ou il nous dira si au contraire, le fait religieux préfigure, comme les premières plumes apparues sur les écailles des dinosaures, une ère – plus ou moins éloignée dans le futur, à nous de choisir ! - où l’esprit humain pourra véritablement déployer ses ailes.
Les réflexions sur la conscience comme parasite ont fait naître en moi l’envie de démarrer un cycle sur l’intelligence artificielle. La suite la semaine prochaine, ou la suivante, car il se pourrait que les Eclectiques aient besoin d’une petite pause :-)
Date de première publication : 2003. Disponible aux éditions Gallimard, collection Folio Essais
Pour décentrer notre regard, Boyer appuie ses analyses largement sur des études ethnographiques menées sur des peuples africains, les !Kung et les Fang
A bien des égards, on peut voir dans le paradoxe de la Plume une transposition dans l’évolution du vivant du dilemme de l’innovateur, j’y reviendrai.