Pourquoi s’obstine-t-on à attendre un bus qui n’arrive jamais?
Un dimanche matin, sous la pluie, vous guettez son arrivée au loin, depuis 25 minutes déjà. Alors qu’il serait plus logique de mettre fin à ce supplice en appelant un Uber ou en rentrant chez vous pour regarder une série, une force mystérieuse vous fait rester sous l’abribus, encore et toujours. Quelle est cette force ?
Cette force, c’est celle qui pousse Giovanni Drogo, le héros du Désert des Tartares1, à attendre toute sa vie l’arrivée d’un ennemi insaisissable. Drogo, un jeune officier prometteur, rejoint au début du roman un fortin surplombant une steppe, aux confins de laquelle se terre un ennemi invisible. La garnison qui y loge protège la frontière – de quel pays au juste, on l’ignore – d’une hypothétique invasion des Tartares. Drogo, naturellement à la recherche de gloire et d’honneurs militaires, voit dans la résistance héroïque qu’il s’apprête à mener contre les Tartares le moyen de se lancer dans le monde. Mais les Tartares n’attaquent pas. Il les attend au fil des jours, mois, années, et enfin toute sa vie.
Et lorsqu’enfin l’ennemi attaque, la vieillesse et la maladie ont rattrapé Drogo. Ne pouvant combattre, Drogo est évacué et meurt seul dans une auberge. Dans ses derniers instants, il comprend que la confrontation solitaire avec sa propre mort sera l’unique évènement d’une vie perdue à attendre que quelque chose arrive.
Il existe évidemment de très nombreuses lectures et interprétations possibles de ce chef d’œuvre de Dino Buzzati. Certains commentateurs ont dressé d’évidents parallèles entre le Désert des Tartares et le Rivage des Syrtes, deux œuvres marquées pour l’une par l’attente, et pour l’autre par l’expérience de la Seconde Guerre Mondiale.
D’autres ont fait une lecture plus existentialiste, voire boudhisante, de l’œuvre : l’attente d’un bonheur exogène est vaine – la clé du bonheur ne doit pas être cherchée au dehors mais à l’intérieur de soi.
D’autres se souviendront, à la lecture des non-exploits de Drogo, de Fabrice del Dongo au début de la Chartreuse de Parme. Alors que Fabrice pense être en route avec des cavaliers de second rang pour la bataille de Waterloo, il réalise tardivement qu’il chevauche en réalité au cœur de celle-ci, et que la troupe anonyme qu’il a rejointe est celle du Maréchal Ney et ses lieutenants. Fabrice était au cœur de l’action, mais celle-ci ne correspond pas à la représentation qu’il s’en était faite.
Mais on peut aussi voir dans le destin de Drogo la transposition littéraire d’un biais cognitif bien connu des économistes : le sunk cost fallacy. Le sunk cost fallacy, c’est ce qui pousse à tort une entreprise engagée dans un projet dont les coûts ont maintes fois dérapé à persévérer – parfois jusqu’à la faillite. Ou ce qui pousse un joueur qui a déjà perdu toute sa mise au casino – au-delà de toute raison – à emprunter dans l’espoir de se « refaire ». Ce qui pousse le quidam à attendre indéfiniment un bus sous la pluie. Ce qui pousse Drogo à attendre éternellement les ennemis.
C’est toujours le sunk cost fallacy qui nous fait persévérer dans des choix de vie tièdes. Dans des mariages moyennement heureux, des carrières passablement ennuyeuses, des projets entrepreneuriaux OK, mais qui ne décollent pas vraiment. Or, ce refus de prendre ses pertes masque bien souvent, en réalité, une peur du changement.
Dans une autre de ses œuvres, le K2, Buzzatti nous invite à regarder en face, résolument, notre peur du changement, et à transformer celle-ci en opportunité. Dans cette courte nouvelle, un pêcheur, Stefano, cherche toute sa vie à éviter un monstre marin. Son existence entière se déroule dans la peur sourde de se faire dévorer par celui-ci. Or, au soir de sa vie, Stefano trouve enfin le courage d’aller se confronter au monstre. Pour réaliser que ce dernier ne cherchait rien d’autre – et ce depuis le début – qu’à lui offrir une perle magique procurant à son détenteur bonheur et prospérité éternels. Stefano - ce double négatif de Drogo - est lui aussi passé à côté de sa vie.
Nous vivons une époque où – sous les effets combinés de changements technologiques, sociétaux, environnementaux accélérés – nos parcours de vie sont plus friables. Où les réorientations de carrière, les retours aux études, les passages par les cases freelance ou entreprenariat vont se multiplier. Dans ce monde, notre peur du changement devra plus que jamais être enjambée, dépassée, comme l’explique bien un livre récent de deux psychologues et économistes spécialistes de la longévité, The New Long Life, a framework for flourishing in a changing world3, qui développe la thèse que l’allongement de la durée de vie en bonne santé est la plus belle des opportunités qui nous est offerte d’apprendre, et de maintenir ouvert le champ des possibles pendant bien plus longtemps que nos aînés. Lorsqu’on a 40 ans, ca n’est plus 20 ans, mais bien 30 ou 40 ans de découvertes qui s’offrent encore à nous.
La réussite dans le monde qui advient se mesurera à notre capacité collective à n’être ni Drogo, ni Stefano, en créant une société digne de l’avenir. Une société où seront récompensés l’enthousiasme à rechercher les erreurs fécondes, à absorber les pertes, et à voir dans le futur, non pas un monstre menaçant, mais un trésor de jeunesse et de réinvention.
En choisissant l’angle des sciences cognitives pour parler d’un de mes livres préférés, je choisis de ne pas aborder ce qui m’a pourtant le plus plu dans le Désert des Tartares : l’ambiance lourde et pesante de l’attente. Ce sentiment palpable, à chaque page, d’un orage futur, est inextricablement lié au silence menaçant de cette steppe où, malgré toute la volonté du héros, rien ne bouge. Cette steppe désolée qui fut en fait, pendant des millénaires, le centre du monde, comme nous le raconte Peter Frankopan dans The Silk Roads, dont nous parlerons la semaine prochaine.
Le Désert des Tartares, de Dino Buzzatti. Date de première publication : 1940. Disponible en poche aux Editions Pocket
Le K et autres nouvelles, de Dino Buzzatti. Date de première publication : 1966. Disponible en poche aux Editions Pocket
The New Long Life, a framework for flourishing in a changing world, de Andrew J. Scott et Lynda Gratton. Date de première publication : 2020. Disponible aux Editions Bloomsbury
Attendre pour attendre ,pour ne pas changer ,par peur d’avancer . Alors on peut passer de Buzzati à Moravia . La noia : l’ennui . Ou bien la peur , la peur d’aller de l’avant et de prendre des risques . J’ai connu beaucoup de managers qui ont compté sur l’immobilisme pour durer . Et ça marche pendant un certain temps , mais après ?
Très intéressant, attendre peut-être mais pas en vain!