Les Eclectiques, Vol. 20 - Winter Soldiers
Comment la Finlande peut-elle encore exister?
Les efforts diplomatiques pour tenter d’éviter l’actuel conflit en Ukraine ont remis au goût du jour un concept géopolitique qui était tombé en désuétude, celui de finlandisation. L’évolution des requêtes Google associées à ce terme est sans équivoque:
La finlandisation est aujourd’hui mal vue : rien de plus qu’une politique de neutralité mâtinée d’un peu de couardise, qui symbolise la soumission d’un Etat faible envers un voisin fort1. La lecture du dernier livre de Jared Diamond suggère toutefois une réalité différente. Est-ce simplement la peur de l’URSS qui a conduit la Finlande à se finlandiser? Est-ce que, au fond, la finlandisation ne relève pas plus du courage que de la lâcheté?
[NB : Ce numéro des Eclectiques a été finalisé avant, et n’a pas été retouché après, l’invasion de l’Ukraine]
Upheaval, de Jared Diamond, examine les facteurs ayant permis à sept pays2 - tous bien connus de l’auteur - de se relever après une crise majeure : guerre, invasion, indépendance chaotique, etc. Pour mener cet exercice, Diamond s’est inspiré de la psychologie cognitive, et a recours à une grille d’analyse utilisée par les psychothérapeutes qui liste 12 critères de résilience. L’auteur prend la liberté de transposer du niveau de l’individu à celui de la Nation :
Mais laissons pour le moment cette grille de côté.
La Finlande se démarque nettement de ses voisins norvégiens, suédois et russes, en particulier par sa langue. Le finnois est unique. Originaire de la Sibérie profonde, il ne présente des similitudes - qui plus est éloignées - qu’avec l’estonien et le hongrois. En Finlande, la langue est le creuset, et le premier vecteur, d’une identité nationale très forte. Cette identité s’incarne notamment dans le Kalevala, un recueil de poèmes épiques rassemblés au XIXème siècle, dont les finlandais déclament encore aujourd’hui, de tête, des chants entiers. Avec sa cosmogonie, ses bardes démiurges, ses arbres magiques et ses histoires de vendettas, l’épopée nationale finnoise a notamment inspiré Tolkien3.
Forts de leur identité nationale, et conscients de leur singularité, c’est tout naturellement qu’en 1917, les Finlandais ont su tirer parti des désordres de la révolution bolchévique pour proclamer leur indépendance par rapport à l’Empire russe, auquel ils appartenaient jusque là. Dès l’indépendance, tout a concouru à créer et entretenir un antagonisme puissant, ainsi qu’une méfiance mutuelle entre la Finlande et l’URSS : des régimes politiques aux antipodes, une longue frontière commune, et une proximité géographique bien plus grande qu’aujourd’hui du territoire finlandais avec Leningrad - de nature à transformer la suspicion des Soviétiques en franche paranoïa. En effet, l’isthme de Carélie était, jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, située en territoire finnois :
En août 1939, la signature du pacte germano-soviétique a ouvert la porte à un partage de l’Europe entre Hitler et Staline. A ce titre, en novembre de cette même année, et après le refus catégorique de la Finlande de céder à des demandes territoriales de Staline qu’on pourrait rétrospectivement jugées modestes, l’Armée Rouge se déverse avec fracas dans l’isthme de Carélie.
Ainsi commence la première guerre soviéto-finlandaise, la Guerre d’Hiver. Le rapport de force est disproportionné en hommes et, encore plus, en matériel (20 chars pour les finnois contre 1 200 pour les Soviétiques). Et pourtant les Soviétiques vont, cette fois-ci, tomber sur plus fort, plus rude et plus habile. Au cours d’un hiver resté parmi les plus froids enregistrés dans la région, avec un record de -43°, les Finnois vont infliger une déroute sans précédent aux troupes de Staline. Il se jouera entre décembre 39 et février 40, dans ce défilé étroit de forêts enneigées, comme une réplique lointaine et hivernale de la Bataille des Thermopyles. Chaque soldat finlandais va, en moyenne, ôter la vie à huit soldats soviétiques. Et l’un d’entre eux, le sniper Simo Häyhä, un lutin d’1m60 surnommé « la Mort Blanche », ira jusqu’à abattre à lui seul un nombre d’ennemis qu’il finira par cesser de compter, et que les historiens établiront à… environ 500-7004.
En février 1940, les Finlandais se trouvent dans la même situation face à Staline que Churchill face à Hitler quelques mois plus tard, pendant la bataille d’Angleterre. Sans l’avantage conféré par l’insularité du Royaume-Uni. Devant les réserves en hommes inépuisables de l’armée Rouge, les Finlandais ne peuvent compter que sur leurs propres forces, qui s’amenuisent. En effet, les promesses de soutien de Daladier et Chamberlain resteront de vaines paroles. Personne ne viendra au secours des Finlandais. Ils finirent donc, après plusieurs mois de résistance héroïque, par céder, et par payer au prix fort leur courage. Un armistice est signé en mars 1940. En 1945, après plusieurs reprises des combats au gré des flux et reflux de l’Armée Rouge et du Troisième Reich dans la région, les Finlandais auront perdu :
L’équivalent - ramené à la population française d’aujourd’hui - de deux millions de soldats;
10% de leur territoire (la Carélie et d’autres régions frontalières figurant en rouge sur la carte), entraînant un déplacement de population équivalant - ramené à la population française d’aujourd’hui - à dix millions d’êtres humains;
Leur honneur et leur respectabilité aux yeux des Alliés en rejoignant l’Axe, à la rupture du pacte germano-soviétique. En ralliant Hitler, les Finlandais espéraient reconquérir les territoires perdus, et se protéger durablement contre l’URSS. Ce que l’Histoire ne retient pas, c’est que si les Finlandais ont collaboré avec Hitler, ils ont refusé de céder à ses deux principales demandes : collaborer au génocide des Juifs et envahir Leningrad par le Nord pendant son siège. Cette décision, à elle seule, a peut-être sauvé l’URSS.
Alors oui, en 1945, après avoir payé plus que n’importe quel autre pays occidental le prix du sang, sans qu’aucun allié ne soit venu à son secours, et en pleine Guerre Froide, les Finlandais ont pris la décision souveraine de se finlandiser. Cette décision, c’est celle de mener une politique leur permettant avant tout de préserver leur indépendance et leur identité nationale, dans un monde dangereux et incertain. La finlandisation n’est donc rien d’autre que la volonté - lorsqu’on est entouré de voisins puissants et hostiles, et lorsqu’on sait qu’on ne peut compter que sur personne d’autre que sur soi-même- de préserver l’essentiel.
La “doctrine” de la finlandisation reposera en particulier sur deux convictions :
La Finlande ne recevra aucune aide extérieure le jour où les Soviétiques envahiront à nouveau le pays;
Les Soviétiques n’envahiront pas s’ils ne perçoivent pas la Finlande comme une menace.
De fait, le seul et unique principe diplomatique, porté avec constance et détermination par Paasikivi et Kekkonen, les deux seuls Présidents de la République de Finlande entre 1945 et 1991, aura été de rassurer l’URSS. Quitte à faire des concessions que beaucoup dans le monde occidental jugeront incompréhensibles, inacceptables ou déshonorantes, comme par exemple :
S’astreindre à réaliser 20% des importations auprès de l’URSS, ce qui a mené bon nombre de Finlandais à devoir rouler en Lada;
Payer des réparations extrêmement significatives à l’URSS sans les discuter;
Faire pression sur un éditeur pour qu’il ne publie par l’Archipel du Goulag;
Prendre des libertés avec la Constitution en reportant des élections pour permettre au Président Kekkonen - en raison de ses liens de confiance avec la gérontocratie soviétique - de rester 35 ans au pouvoir;
Ne jamais ne serait-ce qu’envisager de rejoindre l’OTAN.
Ces concessions, si majeures soient-elles, auront permis à la Finlande de conserver ce qui comptait le plus à ses yeux : son indépendance et son identité. Et peu à peu, grâce à la confiance créée, de s’affranchir de l’oppressante tutelle de l’URSS pour rejoindre la CEE, puis l’UE.
Aujourd’hui encore, les Finlandais continuent à ne s’appuyer que sur leurs propres forces. L’armée de réserve représente 15% de la population. Le service militaire y est obligatoire et prolongé. Et l’économie, qui affiche un des PIB / habitants les plus élevés du monde, s’appuie, grâce à un des meilleurs systèmes éducatifs du monde, sur la valorisation de la seule ressource naturelle qui ne dépend d’aucune importation : le capital humain.
Reprenons maintenant la grille d’analyse de Jared Diamond. La Finlande s’en est sortie en mobilisant les facteurs 1,2,3,6,7,9,10,11 - qui ont essentiellement trait à l’acceptation de l’échec, à l’identité, et au réalisme face à la nécessité du changement - tandis que son sort a été compliqué par l’absence des facteurs 4,5 et 12 - qui ont essentiellement trait à l’absence d’alliés ou de modèles.
J’aimerais insister sur le facteur 3 (“Building a fence, to delineate the national problems needing to be solved”). Ce facteur, c’est la capacité qu’a une nation qui se relève d’une crise à mener une politique de changement sélectif.
La Finlande a commencé son existence comme une Nation fière, se sentant appartenir à l’Europe, et prête, sans aucune retenue, à s’antagoniser l’URSS. A la suite d’une crise existentielle majeure, la Finlande a mené un inventaire honnête sur ce qui comptait vraiment à ses yeux - son indépendance et son identité, notamment à travers sa langue - et s’est montrée prête à abandonner tout le reste.
“La finlandisation ne s’exporte pas”, disait Kekkonnen. Pour autant, est-ce que l’Union Européenne pourrait s’en inspirer davantage, et en particulier du principe de changement sélectif? Le monde est géopolitiquement plus instable que pendant la Guerre Froide. Nous sommes entourés de voisins dangereux, que nous ne convertirons sans doute jamais à notre vision du monde. Nos alliés d’autrefois ne sont plus aussi sûrs qu’ils ne le furent. Le défi climatique et son corollaire - le défi migratoire - impliquent probablement de changer beaucoup de choses à nos modes de vie.
Qu’est ce qui est réellement essentiel à nos yeux? Et qu’est-ce-que, matériellement, moralement et spirituellement, nous sommes prêts à laisser tomber? La prospérité actuelle de la Finlande nous enseigne qu’il ne faut pas avoir peur de se poser de telles questions. Et que le courage de sacrifier ce qui n’est pas absolument essentiel, et de déplaire à ceux qui, de toutes façons, n’avaient pas prévu de nous aider, peut finir par payer.
Voici la définition que donnait le New York Times de la finlandisation en 1979 : “[Finlandization is] a deplorable State of Affairs in which a small and weak neighbor, awed by the might and political ruthlessness of a totalitarian superpower makes shameless and embarrassing concessions ot its sovereign liberties”.
Finlande, Japon, Chili, Indonésie, Australie, Allemagne, Etats-Unis
La déesse-mère créatrice du monde dans le Kalevala est dénommée Ilmatar, ce qui n’est pas sans rappeler Iluvatar, le principe souverain suprême à l’origine de la création du monde du Silmarillion
Après avoir été gravement blessé à la mâchoire, Simo vivra une vie longue et paisible et finira par s’éteindre paisiblement en 2002, à l’âge de 96 ans. Sa légende inspirera de nombreux livres, mangas et jeux vidéos. Dans le manga Valkyrie Apocalypse, il fait partie des protecteurs de l’humanité