Les Eclectiques, Vol. 24 - Temps infini
« Mais où sont-ils? »
Le “paradoxe de Fermi” hante les astrophysiciens et rêveurs de tous horizons depuis des décennies. Notre galaxie est immense, et on sait désormais qu’elle abrite des milliards de planètes. Dès lors, comment expliquer le silence assourdissant qui y règne ? Notre ciel devrait grouiller de signes de vie extraterrestre. Or, il n’en est rien. Malgré tous les efforts du SETI, nous restons, à date, désespérément seuls dans l’univers. Comment est-ce donc possible, demandait Enrico Fermi ? Une explication parmi d’autres1 tient à l’immensité du temps - davantage encore qu’à celle de l’espace. Voyons ça de plus près.
L’équation de Drake, formulée en 1961 par l’astronome du même nom, puis popularisée par Carl Sagan dans Cosmos, est restée dans la postérité pour avoir posé le “funnel” permettant d’estimer le nombre de civilisations intelligentes avec lesquelles nous pourrions rentrer en contact dans la galaxie. La voici sous sa forme d’origine :
N = R x Fp x Ne x Fl x Fi x Fc x L
Pour y voir plus clair :
N désigne la variable qu’on cherche à déterminer - le nombre de civilisations avec lesquelles nous pourrions communiquer ;
R est le nombre d’étoiles ;
Fp représente la proportion d’étoiles dotées de planètes ;
Ne est la proportion de planètes - par étoile - potentiellement propices à la vie ;
Fl est la proportion de ces planètes où la vie apparaît effectivement ;
Fi celle où apparaît la vie intelligente ;
Fc celle où apparaissent des civilisations capables et désireuses de communiquer ;
L, enfin, représente la durée moyenne au cours de laquelle une civilisation peut communiquer - ce point s’avèrera crucial par la suite.
Longtemps restée une vue de l’esprit, cette équation est désormais partiellement résolue, grâce aux progrès considérables réalisés depuis 1995 dans la détection de planètes extérieures à notre système solaire – les exoplanètes. Pendant longtemps, les techniques d’observations ne permettaient de localiser que les grandes planètes gazeuses sans vie orbitant autour d’une étoile mourante, comme ici 2M1207B (point orange) :
Grâce aux progrès de la sciences, les astronomes détectent désormais par dizaines des petites planètes rocheuses orbitant dans une zone habitable autour de leur étoile. D’autres Terres en somme. Un système, Trappist-1, abrite à lui seul sept planètes rocheuses, dont trois habitables :
En extrapolant à la Voie Lactée entière l’échantillonnage réalisé depuis la découverte de la première exoplanète en 1995, SETI estime que notre galaxie pourrait abriter 300 millions d’ “autres Terres”. La plus proche - Proxima B – n’est située qu’à quatre années lumière de nous, un jet de pierre comparé aux 105 000 années-lumière que représente le diamètre de notre Voie Lactée.
Cette première estimation du nombre de planètes habitables affine significativement le champ des possibles de l’équation de Drake. Trois cent millions de planètes propices à la vie, ça peut sembler énorme. Mais en réalité, c’est minuscule. Pour comprendre pourquoi, passons en revue l’échelle de temps sur laquelle s’est déroulée sur Terre l’apparition de la vie (la variable Fl dans l’équation de Drake), puis de la vie intelligente (Fi), et enfin de civilisations capables et désireuses de communiquer (Fc).
La Terre est apparue à peu près en même temps que le Soleil, il y a 4,5 milliards d’années. La vie sur Terre, quant à elle, est apparue relativement vite après la formation de la planète et son refroidissement, il y a 4 milliards d’années. La rapidité de cette apparition pourrait signifier que “Fl” a une valeur relativement élevée, et que la naissance de la vie sous sa forme la plus primitive - l’organisme unicellulaire - n’est pas exceptionnelle sur les planètes dotées d’eau liquide. La “vie” pourrait alors être présente sur des millions de planètes.
Or, et ce point est essentiel, cette phase où la vie sur Terre n’a pas dépassé le stade du plancton, c’est en fait l’essentiel de l’histoire de la vie sur Terre. La vie sur Terre a vraiment pris son temps. Il lui a fallu près de deux milliards d’années pour passer du stade d’une à deux cellules. Puis, un autre milliard d’années (période surnommée par les spécialistes du sujet le “boring billion”, comme si les deux milliards d’années précédentes avaient été trépidantes) pour passer au stade d’organisme complexe. Si une sonde extraterrestre était venue visiter la Terre à un quelconque moment depuis l’apparition de la vie, elle aurait eu environ 8 chances sur 10 de ne trouver à son arrivée rien de plus qu’un bouillon de culture barbotant dans un océan primitif. Et c’est ce bouillon de culture insipide, et non la luxuriante Pandora du film Avatar, sur lequel nous tomberions sans doute à notre arrivée sur Proxima B si le télescope James Webb découvrait dans les prochaines années que la planète abrite de l’eau, et que le projet “Breakthrough Starshot” destiné à y envoyer une sonde voyait le jour.
Revenons sur Terre. Les premières formes de vie complexes, à l’ère édiacarienne, y sont donc apparues il y a 500-600 millions d’années. Ces étranges créatures tubulaires - ni animaux, ni plantes - sont nos ancêtres à tous. C’est avec elles qu’a commencé véritablement, plus de trois milliards d’années après la première bactérie, l’aventure du vivant tel que nous le connaissons.
Algues, plantes terrestres, céphalopodes, poissons, amphibiens, reptiles, dinosaures non aviaires puis dinosaures aviaires, et mammifères sont apparus tour à tour pour former les merveilleux écosystèmes qui luttent aujourd’hui pour leur survie face à une sixième extinction.
L’apparition d’êtres plus évolués – maitrisant la fabrication d’outils, pratiquant des rituels religieux, forgeant des lois, des institutions politiques et des alphabets est quant à elle un phénomène beaucoup plus récent, qui date d’une grosse dizaine de milliers d’années, ce qui n’est rien sur notre échelle de temps. Dans le cas de la Terre, le “Fi” de l’équation de Drake est donc extrêmement faible. Si une sonde extraterrestre était venue visiter la Terre à un quelconque moment depuis l’apparition de la vie, elle n’aurait eu qu’une chance sur 400 000 de tomber sur une société évoluée.
Quant à notre civilisation technologique, dotée des moyens de communication lui permettant de faire connaitre son existence à l’univers, celle-ci n’a guère plus de 100 ans. Le “Fc” de la Terre est donc ridiculement faible. Si une sonde extraterrestre était venue visiter la Terre à un quelconque moment depuis l’apparition de la vie, elle n’aurait qu’une chance sur 40 millions de tomber sur une société capable, un tant soit peu, de donner le change.
Mais alors, qu’en est-il de la dernière variable de l’équation, du “L”, qui désigne la durée pendant laquelle une civilisation est capable de communiquer ? Qui désigne donc, d’une certaine manière, la durée de vie d’une civilisation ? Ce qu’on peut avancer, c’est que si la durée de vie d’une civilisation technologique se mesure en dizaines ou en centaines d’années, alors la Voie Lactée abrite en ce moment une dizaine, tout au plus une centaine de civilisations actives2. Ces civilisations, distribuées au sein d’une galaxie immense, séparées par des distances infranchissables, n’auront quasiment aucune chance, avant leur extinction, de rentrer en contact entre elles, ni d’être mises au courant de leurs existences respectives.
Pour que des civilisations extraterrestres puissent prospérer à un même moment du temps et en nombre suffisant pour espérer rentrer en contact entre elles, il faudrait que leur “L” se mesure non pas en décennies ou en siècles, mais en dizaines ou en centaines de milliers d’années. Or, absolument tout dans le déroulement de l’histoire humaine, et en particulier depuis le XXème siècle, nous invite à considérer que la durée de vie restante de la civilisation humaine pourrait se compter davantage en dizaines qu’en dizaines de milliers d’années. Nous sommes en effet déjà passés plusieurs fois à un cheveu de l’holocauste nucléaire – à telle enseigne que c’est presque un miracle que nous soyons encore là. Et l’actualité récente ne nous pousse pas à un optimisme débridé quant à notre capacité à maintenir le risque nucléaire sous cloche. Et puis, au-delà de ce risque, il y a celui de la mort lente que pourrait constituer un dérèglement climatique massif. Ou une pandémie beaucoup plus virulente que la Covid-19. Et si nous échappons à tout ça, il y aura toujours la possibilité d’un « extinction-grade event » face auquel nous ne pourrons rien : éruption solaire, volcanique, impact d’une météorite ou comète, supernova, etc.
Alors, une première réponse à apporter à Enrico Fermi c’est que, peut-être, en effet, nous sommes seuls. Ou en tous cas bien peu nombreux. Si peu nombreux que nous ne pourrons jamais faire connaissance. Car au fond, ce qui nous sépare des civilisations qui se trouvent de l’autre côté des étoiles, ça n’est pas l’espace, c’est le temps. Le temps excessivement long mis par le vivant pour donner naissance à l’intelligence. Mais aussi le temps excessivement court mis par l’intelligence pour s’autodétruire à peine venue au monde.
Notre espèce n’est pas uniquement, comme le disait Pascal, perdue entre deux infinis spatiaux - le grand et le petit. Nous sommes également assujettis à deux infinis temporels. L’infiniment long du temps biologique et l’infiniment éphémère du temps spirituel se conjuguent pour faire de nous un interstice aussi bref qu’essentiel dans le grand livre du cosmos. Nos théories scientifiques, nos cathédrales, nos symphonies sont notre gloire, mais elles restent un battement de cils, un roseau fragile, dans un univers muet. A nous de reconnaître cela, d’en prendre la pleine responsabilité, et de nous en montrer dignes. Pas en cherchant, comme le pense Elon Musk, à devenir une espèce multi-planétaire, car notre place est ici. Mais en mettant l’accent sur la protection du vivant et les conquêtes spirituelles, ici et maintenant. Et en n’oubliant jamais les paroles de Pascal : “Que l’homme contemple donc la Nature entière dans sa haute et pleine majesté - qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent”.
J’ai exploré ici une première explication possible au paradoxe de Fermi : la brièveté extrême de l’existence de formes de vie intelligentes à l’échelle cosmique. Mais, si c’est ça l’explication, pourquoi n’entendons nous pas plus résonner dans le ciel, comme des fantômes, les voix de civilisations disparues depuis longtemps? Se pourrait-il que les civilisations extraterrestres qui arrivent à survivre à la crise d’adolescence que nous connaissons actuellement, et dont l’invention de l’arme nucléaire et la transformation du climat constitueraient la plus violente crise d’acnée, choisissent, pour des raisons mystérieuses, de ne pas se manifester ? Nous explorerons cette seconde hypothèse la semaine prochaine en convoquant un géant de la science-fiction chinoise, ainsi qu’un astrophysicien soviétique.
A lire (après la lecture de cette Éclectique et de la suivante) : L’excellente édition de « Wait but Why » sur le paradoxe de Fermi, qui recense l’exhaustivité des explications connues à date
A supposer, et c’est bien évidemment une hypothèse structurante, que le développement de la vie s’y déroule sur les mêmes échelles de temps que sur la Terre, qui est notre seul point de comparaison