Les Eclectiques, Vol. 27 - Start-up Nation
En quoi le Portugal du XVIème siècle peut-il être une source d’inspiration pour les entrepreneurs d’aujourd’hui ?
Le Portugal a pris toute l’Europe de la Renaissance - et Venise en particulier - de court en se rendant maître, en quelques années, d’un empire maritime s’étendant des rives du Brésil jusqu’au détroit de Malacca. Qu’est-ce que cette réussite fulgurante, et ses fragilités, peuvent aujourd’hui apprendre à ceux qui se sentent portés par une ambition mondiale ? Quelques éléments de réponse avec Conquerors de Roger Crowley.
Au tournant du XVIème siècle, le Portugal est un petit royaume périphérique, coincé entre, au nord, au sud et à l’est, les puissants royaumes d’Espagne en voie d’unification et, à l’ouest, l’horizon vide d’un océan infini. Alors, pour tout souverain doté d’un minimum d’ambition pour son royaume, l’exploration de la côte africaine, et la recherche d’une nouvelle route maritime menant aux Indes était la seule option pouvant mener à la grandeur. C’est à la réalisation de ce rêve que se sont attelés le prince Henri le Navigateur et ses neveux les rois Joao et Manuel.
Le problème, c’est qu’à la fin du quinzième siècle, personne en Europe ne connaissait les dimensions réelles de l’Afrique, ni jusqu’où s’étiraient ses côtes. La carte du monde la plus détaillée de l’époque, celle réalisée par Fra Mauro dans les années 1450, représente l’Afrique sous la forme d’une masse de terre dont les contours n’ont rien à voir avec ceux que nous lui connaissons aujourd’hui (contrairement à l’Europe dont la forme est déjà très fidèle à la réalité).
Fra Mauro et ses contemporains étaient bien loin d’avoir la moindre idée de l’immensité du continent africain : 30 millions de km2, soit 60 fois la superficie de la péninsule ibérique. Il fallut donc aux rois du Portugal financer sur près de cinq décennies, à fonds perdus, d’innombrables expéditions qui explorèrent pas à pas une côte interminable, dont le défilé de baies, golfes et estuaires n’offraient aux explorateurs rien d’autre qu’une succession d’espoirs déçus. Un chapelet de croix de pierre, qui s’égrène de la Guinée à la Namibie, témoigne encore aujourd’hui de ce si long tâtonnement. Certains à Lisbonne finirent même par croire que la côte africaine s’étendait jusqu’au bout du monde, et que la route des Indes par le sud n’existait pas. La tâche semblait d’autant plus insurmontable que, plus les navires se dirigeaient vers la pointe sud du continent africain, plus les vents les jetaient vers les côtes, au lieu de leur conférer l’allure nécessaire pour réaliser le grand contournement.
Il fallut attendre 1488, et l’intuition géniale d’un marin, Bartolomeu Dias. Dias comprit que pour contourner l’Afrique, il fallait lui tourner le dos, et plonger dans l’inconnu des mers australes. Et c’est seulement là, au grand large, et avec l’Antarctique pour dernier horizon, que les navires trouveraient enfin les vents favorables pour franchir ce qui allait devenir le Cap de Bonne Espérance.
Malgré ce succès, ça n’est pas à Dias, mais à Vasco de Gama que revint l’honneur, en 1498, de finaliser la jonction avec la civilisation indo-musulmane de l’Océan Indien, en accostant sur la future Ilha de Moçambique, puis à Mombasa et enfin sur la Côte des Malabars.
Mais, au lieu de découvrir une terra incognita, les navigateurs portugais tombèrent sur un monde étrangement familier, contrôlé par des marchands musulmans dont certains parlaient leur langue. L’instant où, après des mois de navigation dans des régions inconnues, Vasco de Gama tombe sur des marchands tunisiens interloqués de trouver des Portugais de ce côté-ci du monde, est décrit par Crowley comme le moment le plus “anti-climactic” de l’histoire des Grandes Découvertes. En contournant l’Afrique pour arriver au cœur du commerce mondial, les Portugais n’avaient en fin de compte fait qu’emprunter le Côté de Guermantes.
Ce sont les continuateurs de Vasco de Gama – Francisco de Almeida et surtout Afonso de Albuquerque - qui transformèrent un corps expéditionnaire en établissement commercial pérenne, puis en un vaste empire commercial centré sur l’île de Goa, la seule possession terrestre des Portugais. Ils menèrent cette expansion avec la brutalité qui caractériserait bientôt l’ensemble du projet colonial européen. Et en prenant des risques insensés. Car, avec les moussons qui empêchent tout navire de circuler pendant six mois par an, les quelques centaines de soldats portugais présents sur place devaient pendant la moitié de l’année tenir bon face à un ennemi cent fois plus nombreux, avant que n’arrivent (ou pas) vivres et renforts.
En 1515, la mort d’Albuquerque, le véritable architecte et âme de cet empire, mit un coup d’arrêt à cette aventure à l’ambition folle, qui avait pour objectif final de prendre les mamelouks à revers par la Mer Rouge, de faire de tomber le Caire, et de reconquérir Jérusalem.
L’arrivée des concurrents hollandais puis britanniques dans l’Océan Indien, et le remplacement des mamelouks par un ennemi bien plus redoutable – les Ottomans, mirent définitivement fin, dans la seconde moitié du quinzième siècle, au statut de superpuissance de l’empire Portugais.
Voilà pour la grande Histoire. Qu’est ce qui, dans l’anatomie de ce triomphe puis de cette chute, résonne avec les grandes aventures entrepreneuriales d’aujourd’hui? Et quelles règles d’or nous enseigne l’épopée portugaise en matière de stratégie d’entreprise?
Personnellement, j’en vois sept :
La disruption vient souvent de la périphérie : au cœur du projet initié par Henri le Navigateur et ses continuateurs, il y a la volonté d’un outsider de mettre fin à son isolement et de faire éclater un monopole vieux de cinq siècles - celui de Venise sur les Routes de la Soie. Le point crucial, c’est que c’est précisément la marginalité du Portugal qui a permis son succès : qui d’autre qu’un peuple acculé au grand large pour apprivoiser l’Atlantique ? Qui d’autre qu’un peuple qui n’a pas grand-chose pour leapfrogger ceux qui ont déja tout?
La résolution d’un vieux problème requiert une approche radicalement nouvelle: La manœuvre géniale de Dias pour vaincre le Cap de Bonne Espérance est là pour nous le rappeler : les problèmes jugés impossibles par un niveau de conscience donné nécessitent pour être résolus de tourner le dos au sens commun, et de changer de niveau de conscience. Passer de 0 à 1 requiert à un moment ou un autre de “take a leap of faith”;
Faire preuve d’une tolérance démesurée à l’incertitude est de rigueur : les premiers corps expéditionnaires étaient ridiculement sous-staffés et sous-équipés pour entreprendre une telle conquête. Ils résistaient tant bien que mal derrières les palissades de leurs forteresses en bois, rationnant vivres et munitions. Mais ils étaient animé par la conviction, mais non par la certitude, que des voiles amies finiraient par surgir à l’horizon. Exactement comme les entrepreneurs qui gèrent leur cash burn dans l’attente d’une prochaine levée qu’on ne peut jamais considérer comme acquise (surtout en ce moment);
La vitesse et l’agilité reposent sur la culture de l’écrit et de la communication asynchrone : En à peine deux décennies, les Portugais ont acquis une connaissance profonde, exhaustive et granulaire de l’Océan Indien, qui leur était jusque-là complètement inconnu. Et ce alors même que, séparées par des mois de navigation, les équipes ne pouvaient que rarement communiquer en direct. Elles le firent néanmoins grâce à la culture de l’écrit, et au recensement exhaustif de chaque détail par les explorateurs. De retour à Lisbonne, leurs comptes-rendus étaient analysés par l’Administration Royale et le savoir accumulé réinjecté dans les expéditions, alimentant un cercle vertueux de connaissance, de communication asynchrone, et de conquête ;
Même les entreprises « asset-light » doivent pouvoir compter sur un actif essentiel : Albuquerque était obsédé par Goa, à telle enseigne qu’il réussit l’exploit de reprendre l’île après en avoir été chassé. Comme les entrepreneurs d’aujourd’hui, il était obsédé par le mantra du “build a moat” . Le seul et unique facteur clé de succès pour établir une présence largement maritime des Portugais dans l’Océan Indien, c’était bien de disposer d’un vrai point d’appui terrestre pouvant servir de porte-avions à l’ensemble des activités dans la région;
Le destin du projet est lié à celui de son Fondateur : Afonso de Albuquerque est le vrai fondateur de cet empire - il entretenait avec lui, et en particulier avec Goa un lien affectif. Ses milliers de lettres au Roi, qui témoignent d’une obsession de conserver et faire croître l’empire, sont un véritable livre d’intranquillité. Cette identification du Fondateur avec son projet ne sera plus jamais retrouvée après sa mort, ses successeurs se révélant incapables d’entretenir la flamme de la conquête. Cette transition du Fondateur au manager constitue encore aujourd’hui un des moments les plus délicats de la vie d’une entreprise;
Enfin, la rétention des talents est un impératif : Le début de la fin de l’Empire Portugais, c’est aussi lorsqu’un citoyen portugais - Fernaõ de Magalhães - se mit, faute d’avoir trouvé dans son pays une occupation à sa mesure, au service de la couronne d’Espagne. A la tête d’une expédition, il réalisa la première circumnavigation de la Terre, permettant à l’Espagne de devenir à terme l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Et au passage, ce explorateur mort pendant le voyage a donné son nom à un inaccessible dédale de fjords et voies d’eau en Patagonie, le Détroit de Magellan.
Que ce serait-il passé si Magellan était resté fidèle au Portugal, ou si Christophe Colomb avait réussi son pitch auprès du roi Joao, au lieu d’aller lever des fonds auprès d’Isabelle la Catholique? La face du monde aurait-elle été changée? Les grands hommes ont-ils vraiment une telle influence décisive sur le cours de l’histoire ? Nous verrons la semaine prochaine que Tolstoï n’est pas forcément de cet avis.