Les Eclectiques, Vol. 29 - Prime time
Quelle est l’histoire de la préhistoire?
L’homme moderne existe depuis au moins 200 000 ans1. En ramenant cette échelle de temps à une journée de 24h, et en supposant qu’il est actuellement minuit, les Pyramides de Gizeh ont donc été construites un peu avant 23h30. Qu’ont donc bien fait nos ancêtres pendant le reste de ce jour sans fin ? Ont-ils simplement attendu - les bras croisés - que naisse l’agriculture, et tout ce qui s’ensuivit ? The Dawn of Everything lève - en s’appuyant sur l’état de l’art de la recherche anthropologique et archéologique- une partie du voile sur cette période. Et suggère que, à l’heure du “prime time” - entre 21h et 23h - l’humanité se trouvait en réalité dans la plénitude de ses possibilités civilisationnelles et politiques.
Nos instits de CM1 étaient pourtant formels. Au commencement, la Terre était peuplée de hordes de chasseurs cueilleurs situés - dans l’échelle de l’évolution - quelque part entre l’homme moderne et le chimpanzé. Les moins crétins peignaient à leurs heures perdues des aurochs sur les parois des grottes, et sculptaient des déesses bizarres aux formes généreuses. Et puis un beau jour, dans une région perdue du Levant, coincée entre deux fleuves, certaines de ces brutes découvrirent - un peu par hasard - l’agriculture. Cette invention révolutionnaire sortit brusquement l’humanité de son immémoriale hébétude. Et mit en mouvement une implacable chaîne causale :
La production de surplus alimentaires entraîna l’augmentation de la population terrestre, ainsi que l’apparition des villes et des systèmes administratifs (premier cas d’usage de l’écriture);
La sédentarisation donna naissance à la propriété privée et à ses corollaires : la division de la société en classes, et la concentration du capital économique et informationnel entre les mains de quelques uns.
Pour naître, puis prospérer, la civilisation n’aurait donc eu d’autre option que (i) de renoncer à un état de nature, et (ii) de mettre l’inégalité au cœur de son modèle de croissance.
The Dawn and Everything se donne pour ambition folle de revisiter ce récit, et plus précisément de le délinéariser. Et de suggérer que les choses auraient pu se dérouler bien différemment. Car les preuves archéologiques se multiplient pour montrer que le prime time de cette journée de 200 000 ans - la période correspondant à la fin du paléolithique et le milieu du néolithique - correspond pour l’humanité à une période d’expérimentations bien plus audacieuses que tout ce qui s’est passé par la suite. Trois exemples - difficiles à choisir tant le livre en regorge- viennent à l’appui de cette thèse :
L’agriculture ne s’est pas répandue comme une traînée de poudre. Depuis l’un de ses nombreux lieux de naissance - la Mésopotamie - il lui fallut près de 3000 ans pour se répandre dans les régions avoisinantes, alors que des modèles mathématiques de diffusion montrent que seules quelques décennies auraient pu suffire. Et cela pour trois raisons principales:
L’agriculture a longtemps été vécue par les hommes et femmes de l’époque comme un complément à un régime alimentaire majoritairement composé de chasse et de cueillette, voire comme un loisir s’apparentant presque à du jardinage, notamment dans les premières villes. Les parisiens et leurs potagers d’1m2 coincé sur un balcon haussmannien ne font rien de plus que réactualiser un vieux schéma;
En bien des endroits, notamment les plus arides, les agriculteurs étaient les « underdogs », survivant là où personne d’autre ne voulait s’installer, et développant ce mode de subsistance laborieux faute d’autres options disponibles. Les derniers finirent par devenir les premiers, mais peut-être plus par accident que par nécessité;
Le développement de l’agriculture fut non linéaire. En plusieurs endroits, elle est apparue, avant de disparaître, puis de revenir. C’est notamment le cas en Europe centrale. L’agriculture s’y est d’abord installée dans les terres, loin du littoral de la Baltique, où se concentraient les populations de chasseurs cueilleurs à la recherche de produits de la mer. Les vestiges archéologiques montrent que la disparition des agriculteurs fut brutale et accompagnée de violence. En outre, les analyses menées sur les ossements des populations littorales montrent que leur régime alimentaire était majoritairement composé - sans surprise - de protéines marines mais que, pour certains individus, de sexe féminin, ces protéines étaient plutôt issus de produits de l’agriculture. Est-ce à dire que, en assassinant les agriculteurs vivant dans les terres, les nomades du littoral auraient emmené leur femmes comme captives ? C’est une possibilité à ne pas écarter.
En synthèse, l’agriculture finira par s’imposer, mais de haute lutte, et après une longue période d’expérimentation et de coexistence avec d’autres modes de vie.
De grandes villes ont vu le jour sans que n’émerge de pouvoir autoritaire, ni même centralisé. Une concentration élevée d’êtres humains dans un espace fini donne normalement naissance à des institutions dotée du monopole de la violence légitime. Autrement dit, à des bureaucrates et à des chefs. Or, dans le monde entier, des preuves archéologiques suggèrent que l’humanité aurait pu suivre une voie différente. Un exemple parmi d’autres : le site de Nebelivka en Ukraine, vieux de plus de 6000 ans2. Cette ville a pu compter jusqu’à 40 000 habitants. Le recours à l’agriculture n’y était pas systématique, et les populations pouvaient s’absenter de la ville pour de longues périodes pour renouer avec un mode de vie plus nomade. Mais le fait marquant de ce site, c’est son plan d’ensemble, caractérisé par des habitations au bâti homogène (ce qui suggère l’absence de stratification sociale) organisées en anneaux concentriques autour d’un centre :
En toute logique, on aurait dû trouver dans ce centre les vestiges d’un palais ou d’un temple. D’une quelconque trace d’un pouvoir central ou administratif. Or, cette grande aire circulaire centrale n’abrite strictement aucun vestige. A quoi servait-elle? A faire paître le bétail ? A organiser de grandes réunions citoyennes et participatives ? Des rites ou célébrations religieuses? Peut-être un peu tout ça à la fois. Plusieurs sites archéologiques – dans le monde entier – surprennent par le contraste entre leur taille, voire leur monumentalité, et l’absence manifeste d’élites dirigeantes. C’est le cas notamment - au premier millénaire de notre ère - de la grande cité de Teotihuacan au Mexique, qui, après une période initiale de développement axée sur la construction monumentale, s’est concentrée sur le développement d’infrastructures urbaines accessibles à tous. L’urbanisation n’a pas toujours donné naissance aux inégalités. Le franchissement du nombre de Dunbar n’entraîne pas fatalement l’apparition d’un chef.
Les hommes se sont montrés, dans le passé, plus ouverts qu’aujourd’hui à la fluidité et l’expérimentation politique: De nombreux peuples à travers le monde - c’est notamment le cas des Inuits et des peuples autochtones des prairies d’Amérique du Nord - ont vécu pendant des milliers d’année en suivant une saisonnalité politique marquée. Chez les Inuits notamment, cette saisonnalité était calquée sur les impératifs du climat. L’hiver correspondait à une période de regroupement des populations dans des villages, autour d’un chef facilitateur, dont le rôle n’était pas de “cheffer”, mais de régler des conflits. Au reste, ces chefs étaient rarement les individus les plus riches de leur village, bien au contraire. L’arrivée de l’été, période de chasse, s’accompagnait d’une véritable métamorphose du modèle politique. La population se dispersait pour chasser le phoque et la baleine, sous la responsabilité du même chef, transformé en leader charismatique, autoritaire et doté de moyens coercitifs. Pour ouvrir une brève parenthèse, on peut retrouver ici un équivalent dans le monde moderne de cette coexistence de deux modèles de leadership opposés et adaptatifs, avec la distinction établie par l’investisseur Ben Horowitz - dans ses essais - entre le “Wartime CEO” et le “Peacetime CEO” - une seule et même personne dont le style de management varie en fonction… des réserves de cash qu’il reste avant la prochaine levée. Parenthèse close. Le point à retenir ici, c’est que cette alternance des modèles politiques est restée stable pendant des milliers d’années, ne basculant ni d’un coté (pouvoir autocratique), ni de l’autre (anarchie).
Jusqu’aux environs de 23h30, l’humanité se trouvait à un carrefour de possibilités. L’intention politique d’un des deux coauteurs - David Graeber, anthropologue et caution académique du mouvement “Occupy Wall Street” (il est crédité, bien qu’il s’en défende, d’avoir inventé le slogan “We are the 99%”) - est manifeste : un autre monde est possible, ou du moins aurait été possible. Décédé brutalement en 2020, alors qu’il venait décrire le mot fin de ce qui était pensé comme le premier ouvrage d’une longue série, il ne pourra répondre à ses nombreux détracteurs. Ni donner sa réponse à LA question qui compte : que s’est-il passé peu avant minuit? Pourquoi le champ des possibles s’est-il si massivement refermé? Comment en sommes-nous arrivés à envisager la propriété privée, la division du travail, les économies d’échelle (notamment dans l’agriculture), et une certaine dose d’inégalités comme des horizons politiques et intellectuels - pour beaucoup - indépassables?
Nous ne saurons jamais ce que Graeber avait réellement en tête, mais le livre contient peut-être - en filigrane - une partie de sa réponse. Les auteurs partent du principe que depuis les origines, les hommes ont été dotés d’une conscience politique aigüe. Et que, de ce fait, les “cultures” se sont souvent formées par schismogenèse. Selon ce concept, une culture donnée se définit et amplifie ses traits distinctifs en opposition à une autre culture. Les Yarok de Californie du Nord, égalitaires et frugaux à la base, le sont devenus encore plus au contact des Kwakiutl de Colombie Britannique, inégalitaires, esclavagistes, et ostentatoires. Les nomades de la steppe eurasienne ont probablement amplifié leurs traits culturels distinctifs - économie de prédation, soumission et culte du chef, patriarcat exacerbé - en réaction à des sociétés plus sédentaires, égalitaires, et, pour certaines, matriarcales, notamment en Europe orientale et en Asie mineure. Les minutes qui ont précédé minuit ont peut-être été le théâtre d’un violent affrontement entre des cultures “radicalisées” . Et un processus de sociogenèse à déterminer - sélection, amalgame, coagulation, loi du monopole - aura fait émerger un modèle dominant - celui dans lequel nous vivons. Est-il trop tard pour l’amender? A nous de décider ce qui va se passer après minuit.
Les théories mettant en avant l’existence - il y a 50 000 ans - d’un “grand bond en avant cognitif”, mises notamment en avant par Harari, ont été, d’après le livre dont il est question aujourd’hui, remises en question
Ce site n’est pas le plus ancien, mais puisque, contrairement à d’autres, il a été construit en pierre, il est l’un des mieux conservés