Les Eclectiques, Vol. 30 - Citadelle Intérieure
Jusqu’à quel point peut-on réellement « changer » ?
Dans Apocalypse cognitive, Gérald Bronner qualifie notre temps de cerveau de “trésor le plus précieux de l'humanité”, déplorant que celui-ci soit continuellement violenté, pillé par des mercenaires de l’attention, au premier rang desquels figurent les réseaux sociaux, qui ont inventé un modèle d’affaires consistant à pirater et monétiser nos circuits de la récompense. Les réseaux sociaux ont en effet bâti leur réussite économique - comme d’autres marchands d’addiction avant eux - en exploitant à leur profit une caractéristique centrale de notre cerveau : sa plasticité. La neuroplasticité, c’est le concept que nous présente Norman Doidge dans The Brain that changes itself. Voyons-ça de plus près.
Dans l’un de ses essais les plus connus - Exercices spirituels et philosophie antique, Pierre Hadot expliquait que, chez les stoïciens en particulier, le but premier des philosophes des temps anciens n’est pas la connaissance du monde, ni même la connaissance de soi, mais simplement la recherche d’une vie meilleure, plus sereine, équilibrée, et signifiante. Comment? En menant un effort ininterrompu de transformation de soi à l’aide d’exercices spirituels continuellement répétés. Avec ses Pensées pour moi-même, rédigées sous une tente exposée aux vent glacés des forêts de Germanie, d’où il commandait ses légions, l’empereur-philosophe Marc-Aurèle ne cherchait pas à dégager des lois fondamentales. Il psalmodiait. Il prononçait des mantras qui, par leurs répétitions, leur accumulation, ont fini par sculpter son tempérament et sa cognition, par former une complexion lui permettant d’affronter les très nombreux chocs (invasions, épidémie, etc.) auxquels son règne dut faire face. Et de mener une vie basée sur le double principe stoïcien de l’indifférence la plus placide envers ce qui échappe à notre contrôle et la maîtrise la plus stricte de ce qui relève de notre contrôle.
Le principe selon lequel un exercice - qu’il soit spirituel, intellectuel ou sportif - s’il est maintes fois répété, peut nous rendre meilleurs en transformant un effort inhabituel en habitude sans effort, a trouvé au XXème siècle une base scientifique puissante avec le concept de neuroplasticité. Celui-ci proclame que le cerveau n’est pas figé mais qu’il est en perpétuelle recomposition, même à l'âge adulte. Dit autrement, notre cerveau peut changer pendant toute notre vie. Pour le meilleur, lorsqu’il nous fait tendre vers l’élévation et l’agrandissement de nous-mêmes, ou pour le pire, lorsqu’il nous fait sombrer dans différentes formes d’addictions.
Sur quel principe fondamental repose la neuroplasticité ? Doidge le nomme le “use it or lose it”. Nos 100 milliards de neurones constituent à notre naissance, mais également tout au long de la vie, un capital computationnel indifférencié. Nos neurones sont agnostiques quant à leur usage final. Dit autrement, il n’y a pas de neurones destinés à voir, d’autres à entendre, ou d’autres à faire des additions. Le “localisationnisme” de Paul Broca, selon lequel le cerveau est spécialisé par aires corticales prédestinées et inamovibles, n’a pas lieu d’être.
Ce capital fait l’objet d’une compétition farouche, darwinienne presque, entre nos grandes activités cognitives (voir, entendre, résoudre des problèmes mathématiques ou … scroller sur le réseaux sociaux). Cette lutte débouche sur la formation d’aires corticales spécialisées dont l’emplacement et l’étendue ne sont toutefois pas figés, comme le pensait Broca.
Le use it or lose it , c’est notamment ça qui explique que les enfants apprennent bien plus vite que les adultes. Pendant la petite enfance, le capital computationnel est largement inutilisé et se voit donc rapidement - la nature ayant horreur du vide - approprié, “colonisé” pourrait-on presque dire. La quantité de capital disponible diminuant avec le temps, il devient de plus en plus coûteux de former de nouvelles connexions et circuits neuronaux. De réagencer nos aires corticales. De faire de la place pour quelque chose de nouveau. Mais plus coûteux ne veut pas dire impossible. Et la nuance est de taille. Car nos facultés cognitives ne sont pas - loin s’en faut - condamnées au déclin après nos 20 ans.
Les découvertes présentées par Doidge dans son livre suggèrent que, même si l’effort requis est considérable, la neuroplasticité permet d’accomplir des exploits cognitifs jusque-là jugés impossibles par le localisationnisme de Broca. Trois exemples marquants parmi les très nombreux que contient le livre:
On peut (presque) voir par … la langue : Le grand neurologue Bach-y-Rita, et ses successeurs, ont mené une expérience sur des non-voyants, au cours de laquelle une caméra placée sur la tempe du sujet transmettait à la langue des impulsions électriques dépendant des la nature signaux optiques reçus. Plus précisément, une grille, équivalent à un tableau de pixels, transmettait des impulsions hyperlocalisées sur la surface de la langue, un organe choisi pour sa sensibilité. Au fil du temps, et après de multiples séances d’apprentissages, les aveugles ont appris à se former une représentation de l’espace, des lumières, voire à reconnaître les visages, à partir de la localisations et de l’intensité des impulsions reçues sur leur langue. Le surgissement de cette nouvelle fonction visuelle a été confirmé par l’imagerie cérébrale : des aires néocorticales jusque là associées à d’autre usages ont été colonisées par des fonctions cognitives rattachable à la représentation d'objets dans l'espace.
On peut (presque) devenir pianiste par la pensée: Le neurologue Pascal Luone a appris à deux groupes de participants à une étude clinique, lors d’une même séance, un morceau de piano simple. Pendant les 5 jours qui ont suivi, deux heures par jour, le groupe de contrôle a pu pratiquer ce même morceau sur un vrai piano, tandis que le groupe de test n’a pu le faire qu’en “imaginant” qu’ils jouaient le morceau (en suivant des instructions strictes). A l’issue de ces 5 jours, les deux groupes savaient jouer le morceau. Le groupe sans piano affichait des performances un peu inférieures au groupe de contrôle, mais cet écart a été gommé après une seule séance de pratique sur un piano réel. Là encore, l’imagerie mentale a montré que les mêmes aires corticales s’étaient formées aux mêmes endroits pour les deux groupes après la semaine d’apprentissage.
On peut mener une vie (presque) normale avec une moitié de cerveau : Michelle Mack est née avec un seul hémisphère cérébral, son “cerveau droit”. Michelle a été dès sa naissance privée de son cerveau gauche, réputé abriter les fonctions cognitive les plus hautes, comme le langage et la capacité d’abstraction, tandis que le droit est supposé être plus imaginatif, artistique, sensible. Elle a pu, en déployant il est vrai des efforts inouïs, finir par mener une vie équilibrée sur le plan social et professionnel. Au passage, le fait que les enfants mettent du temps à parler alors que les parents savent, sentent qu’ils comprennent tout pourrait signifier que les fonctions cérébrales du cerveau droit se développent plus rapidement que celle du gauche - peut-être jouent-elles un rôle plus essentiel pour la survie de l’enfant?
Bien sûr, ces différents exemples doivent être pris avec recul et prudence. La neuroplasticité ne permet pas de systématiquement se remettre d’un AVC, ou de devenir un pianiste virtuose, même en le souhaitant très fort. Mais ils suggèrent que, dans notre cerveau, rien n’est joué à l’avance. L’effort et la répétition d’exercices permettent de créer des associations et connexions nouvelles, susceptibles de réallouer notre capital computationnel vers un but assigné.
Quel lien avec les mercenaires de l’attention du début? En activant ad nauseam nos circuits de récompenses, les réseaux sociaux ont colonisé des pans entiers de notre cerveau. Se défaire de leur emprise n’impose donc pas juste de “combler un vide”, de “trouver mieux” à faire, mais bien de reconquérir des territoires perdus.
De réapprendre à notre cerveau, par des exercices intenses, répétés et soutenus d’attention, que les seules distractions valables sont celles que nous choisissons, pas celles qui sont imposées par un algorithme.
De faire à nouveau l’experience d’une heure de silence, de flânerie où tout simplement d’ennui, qu’aucune notification ou sonnerie ne vient interrompre.
De savourer, seul devant la Nuit étoilée de Van Gogh, la valeur inquantifiable de l’éphémère, sans chercher l’assentiment de followers Instagram.
De goûter le vrai sentiment de récompense, celui qui vient, par exemple, couronner l’apprentissage patient, laborieux et solitaire d’une nouvelle compétence à l’âge adulte.
Sortir du piège cognitif dans lequel les mercenaires de l’attention nous ont enfermés est ardu, mais cette tâche est peut-être l’une des plus importantes. Maintenant que l’impact délétère des réseaux sociaux sur la santé mentale notamment des plus jeunes, est scientifiquement prouvé, il s’agit même d’un enjeu de santé publique. Avec ce graphique préparé par le très sérieux Jonathan Haidt, plus personne ne pourra dire qu’il ne savait pas :
Cette courbe doit nous appeler à un sursaut attentionnel. Avec des exercices répétés - qu’ils soient ou non “spirituels”, sortir de ce piège est à notre portée. Car notre cerveau nous offre à tous la possibilité de construire, ou reconstruire, notre citadelle intérieure.