Les Eclectiques, Vol. 6 - Tolkien était-il schumpétérien?
L’éphémère a-t-il de la valeur ?
Ce sujet de bac, soumis il y a bien longtemps à l’un de mes frères et sœurs aînés, est la plus ancienne question de philosophie dont je me rappelle. Et, à ce titre, elle me taraude. Si même Venise n’a pu accéder à l’éternité et que sa gloire n’a duré, à l’échelle des siècles, que le temps d’un battement de cils, à quoi bon viser la grandeur? Si rien ne dure vraiment, quel réconfort nous reste-t-il?
Celui, peut-être, de renverser la perspective. Et si vouloir durer était une erreur? Et si la valeur de nos vies et nos projets, en tant qu’individus, organisations ou civilisations, résidait dans leur caractère éminemment fluide, fragile et falsifiable ? Et si la destruction créatrice, ce perpétuel mouvement de remplacement du bien par le mieux, théorisé dans le domaine des sciences économiques par Joseph Schumpeter, était le seul vrai moteur de l’accroissement humain?
J’ai récemment trouvé un début de réponse à cette question auprès de la plus improbable des sources : le Silmarillion1 de J.R.R. Tolkien. Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire que je me plonge un peu plus qu’à l’accoutumée dans le détail du récit.
Tolkien, connaisseur inégalé des mythes et légendes du monde, a cherché à rendre hommage à travers toute son œuvre aux formes ancestrales du récit. Le Hobbit est ainsi conçu comme un conte pour enfant. Le Seigneur des Anneaux reprend les codes de l’épopée. le Silmarillion nous offre, quant à lui, la cosmogonie de la Terre du Milieu. Aussi indigeste que la Genèse lorsqu’elle nous décline l’interminable descendance de Noé, truffé de noms elfiques imprononçables, le Silmarillion raconte sur plusieurs milliers d’années la création puis l’histoire du monde dans lequel finira par se dérouler l’action du Hobbit et du Seigneur des Anneaux. Le récit décrit un monde au départ saturé par la présence du Sacré, mais qui s’en vide peu à peu, pour devenir la réalité historicisée dans laquelle vivent la hommes.
Le début du Simarillion met donc en scène des dieux – les Valar. Ces derniers procèdent tous d’un même principe divin, Illuvatar, qui s’apparente, par son caractère transcendant, au Brahma des hindous. Les Valar se promènent librement sur une Terre qu’ils ont créée en chantant chacun à leur tour le fragment d’une mélodie céleste dont seul Illuvatar détient la vision d’ensemble. Les Valar sont des dieux, mais leur connaissance du monde reste donc partielle.
Pour mettre fin à leur solitude, les Valar modèlent des êtres à leur image, les Elfes. Ces derniers sont beaux, sages et immortels (mais ils peuvent mourir au combat). Les siècles se passent et l’ordre ainsi établi se perpétue de manière immuable. Mais bientôt, cette harmonie originelle est brisée par la révolte d’un Valar renégat, Melkor. A l’issue d’une guerre fratricide menant à la défaite de Melkor, les Valar se retirent de la Terre du Milieu. L’abandonnant à Melkor, ils élisent domicile sur l’île de Valinor, séparée de la Terre du Milieu par un détroit, puis un bras de mer qui s’élargit peu à peu, pour devenir au fil des âges un océan infranchissable.
Les Eldar, les Elfes qui ont connu les Valar avant leur retraite sur Valinor, deviennent donc les seuls dépositaires du Sacré et les gardiens d’une Terre du Milieu soumise à une montée des périls. Ils parviennent pendant un temps à y maintenir une illusion d’éternité, d’équilibre général. Ils créent les royaumes de Doriath et Gondolin. A l’abri d’épaisses forêts ou derrière de hautes chaînes de montagnes, ils vont réussir dans un premier temps, mais parviendront de moins en moins, à se soustraire à l’œil de Melkor, puis à celui de son lieutenant Sauron. Face au Mal qui grandit en Terre du Milieu, ces royaumes qui se voulaient éternels, animés par la seule volonté de conserver ce qui existe, finissent par être vaincus un à un par le Mal. A l’exception de quelques-uns, les Eldar meurent tous au combat.
C’est dans ce monde progressivement coupé de ses derniers liens avec le Sacré qu’apparaissent les Hommes. Ces derniers ne sont à première vue qu’un pâle reflet des Elfes. Ils sont mortels, ignorants, déraisonnables. Et, après leur mort, contrairement aux Elfes, nul ne sait où ils vont.
Certains Hommes, malgré leur faiblesse, forcent le respect des Elfes par leur courage et leur loyauté. A ce titre, les plus valeureux d’entre eux sont invités par des messagers des Valar, devenus depuis longtemps inaccessibles, à s’installer sur l’île de Numenor2, au milieu de l’océan qui sépare la Terre du Milieu de Valinor. Bâtisseurs d’une civilisation brillante et généreuse, qui présente des similitudes évidentes avec l’Atlantide, le cœur pur des Numenoréens va néanmoins finir par être corrompu par un désir d’éternité. Depuis les hauts sommets de leur île, ils voient à l’horizon, par temps clair, les falaises infranchissables de Valinor. Ne se contentant plus de rester à la lisière du divin, ils veulent en être. Rongés par l’attente, à l’affut du moindre signe des dieux, ils songent même, sacrilège ultime, à envahir Valinor.
Pour cela, ils seront punis. Numenor sera détruite, engloutie par les flots. Certains hommes, menés par Elendil et son fils Isildur, restés fidèles aux Valar, parviendront à s’enfuir en Terre du Milieu, pour y fonder le royaume du Gondor, où ils rerétabliront une brillante lignée. C’est au Gondor que finira le Mythe, et que commencera l’Histoire.
Avant d’être chassés de Numenor, les Hommes se verront administrer une ultime leçon par les messagers de Valar. Une leçon qui va tout changer, et renverser nos certitudes sur la soi-disant primauté de l’éternel sur l’éphémère. Sur la soi-disant primauté des Valar et des Elfes sur les Hommes. Cette leçon, j’avance qu’il s’agit du plus grand trésor que nous lègue Tolkien.
Les messagers des Valar disent en effet aux Hommes la chose suivante :
« Indeed the mind of Illuvatar concerning you [Les Hommes] is not known to the Valar, and he has not revealed all things that are to come (…) To you it will be revealed and not to the Valar”
Les Hommes sont donc destinés à découvrir une Vérité à laquelle même des dieux immortels n’ont pas, et n’auront jamais accès. Les Elfes ont été créés à l’image des Valar. Le seul chemin qu’ils peuvent emprunter dans leur existence suit une pente descendante. Ce chemin promet, au mieux, la préservation temporaire de l’équilibre général. Au contraire, le chemin qu’empruntent les Hommes suit une pente ascensionnelle. Les Hommes sont les vrais enfants d’Illuvatar. Nul ne sait où ils iront après leur mort, car au fond peu importe. Dans une vie brève comme un battement de cils, nul autre principe ne guide leur pas que ce à quoi les Valar n’auront jamais accès : la valeur suprême de l’éphémère, de l’histoire et du devenir. La valeur suprême de ce qui croit, culmine, puis est remplacé par autre chose. Panta Rhei.
Pour revenir à la question de départ, j’ignore en réalité complètement si Tolkien connaissait Schumpeter. Mais je suis prêt à parier que, probablement comme l’économiste autrichien, il avait lu les Fragments3 d’Héraclite.
Pour mon neveu Jérémie.
Si Tolkien était professeur d’économie, il nous dirait sans doute que la théorie de l’équilibre général a un pouvoir explicatif moindre que la destruction créatrice. Ou peut-être, s’il avait croisé Nassim Nicholas Taieb, que les elfes sont fragiles, et les hommes antifragiles. L’antifragilité de ce qui est est en apparence instable, peu structuré, et défini davantage par ses optionalités que son optimisation, sera l’objet de la prochaine Eclectique.
Paru à titre posthume en 1977. Disponible aux éditions Harper Collins
Il semblerait que Numenor soit amené à constitué le principal lieu dans lequel se déroulera la série que prépare Amazon
Disponible aux éditions Flammarion