Les Eclectiques, Vol. 32 - Le Voyage
Sommes-nous restés des nomades ?
Longtemps, les nomades ont régné sur le monde. Jusqu’à ce que, avec les Grandes Découvertes et l’essor de l’Europe, ils disparaissent de la scène et tombent dans l’oubli. Nomads, d’Anthony Sattin répare une injustice historique en remettant en pleine lumière l’apport essentiel des nomades à la genèse du monde moderne. Nous interrogeant, au passage, sur le caractère définitif de leur disparition.
Homo sapiens a été un nomade pendant l’essentiel de ses 200 000 ans d’existence, car les cycles naturels exigeaient qu’il en soit ainsi. L’adoption de l’agriculture, au cours du néolithique, a progressivement changé cet ordre des choses. En nous procurant une certaine sécurité alimentaire, l’agriculture a en même temps remis en question une caractéristique essentielle de notre espèce: sa liberté de mouvement. En nous enchaînant à un lopin de terre, l’agriculture nous a conduits à nous retrancher peu à peu derrière les murailles de nos cités. A nous couper des autres peuples et du reste du vivant. Et nos mythes fondateurs ne s’y trompent pas : cette rupture anthropologique majeure nous a été préjudiciable. Si c’est Caïn - l’agriculteur - qui a survécu, c’est bien bien Abel - le berger des montagnes - qui était le préféré de Dieu. 1
Malgré cette rupture, le mode de vie nomade s’est longtemps maintenu. A telle enseigne que ce sont bien les peuples nomades qui ont orchestré, jusqu’à la fin de notre Moyen-Âge, les grands bouleversements du monde. Cette vérité reste mal connue car les nomades laissent peu de traces derrière eux. Pourtant les preuves historiques sont nombreuses :
C’est après avoir subi l’invasion des mystérieux Hyksos - pendant la Seconde Période Intermédiaire - que l’Egypte trouvera une vigueur nouvelle, et atteindra son apogée avec la dynastie des Ramsès;
Les Mycéniens, peuple du mythique Agamemnon, sont venus des steppes transcausiennes pour s’établir sur les bords de la Mer Egée. Les origines nomades de la Grèce antique sont encore perceptibles dans l’Odyssée : aux Enfers, Ulysse se voit enjoindre par le prophète Tiresias de retourner, à la fin de son périple, de là où il vient, “loin de la mer”. Ulysse ignorera les injonctions du prophète et l’appel de la steppe, pour s’en tenir au confort de son foyer à Ithaque. Heureux qui comme Ulysse… ;
Les conquérants arabes du VIIème siècle étaient, quant à eux, des praticiens aguerris du désert, habitués à se déplacer au gré des saisons et des flux commerciaux. C’est leur énergie et leur vitesse de mouvement, tout autant que l’intensité de leur foi, qui renverseront en un éclair les vieux empires de l’antiquité;
Les Mongols, malgré leur réputation de barbares en Occident, ont pour leur part œuvré, entre le XIIIème et le XVème siècle, comme de véritables intégrateurs du continent eurasiatique, devenant les opérateurs de la plus vieille infrastructure du monde, et les facilitateurs d’une première mondialisation: la Pax Mongolica.
Les peuples nomades ont si constamment agi comme une force de changement et de réinvention que, à maintes reprises, les nomades ont été remplacés par d’autres nomades. En 1258, la destruction totale de Bagdad par les Mongols a mis fin au règne des califes Abbassides, qui étaient devenus complaisants et oublieux de leur passé. Six siècles plus tôt, ces rudes cavaliers avaient pourtant mis fin à l’Empire Perse surgi lui-même mille ans plus tôt des profondeurs du Zagros pour avaler Babylone et les cités-états de Mésopotamie. Et ainsi de suite.
Au XIVème siècle, le constat de cet éternel renouvellement inspirera Ibn Khaldun. Dans ses Prolégomènes, le grand philosophe andalou a développé une théorie de l’histoire universelle reposant sur le principe du temps cyclique. Sur l’idée que l’histoire humaine n’est rien d’autre qu’une succession infinie d’apogées, de décadences, de destructions et de renouvellements. Et, pour Ibn Khaldun, le catalyste de cette destruction créatrice, c’est bien la dialectique du nomade et du sédentaire. Cette vision des choses est bien résumée par l’auteur américain G. Michael Hopf : “Hard times create strong men. Strong men create good times. Good times create weak men. And, weak men create hard times.”
Et pourtant. Un siècle à peine après Ibn Khaldun, la fabrique des civilisations qu’il avait puissamment imaginée commencera à se gripper. Ouverts à de nouveaux horizons, des peuples arriérés d’Europe occidentale - espagnols, portugais, anglais, français, etc. - se lanceront à leur tour à la conquête du monde. Mais pas selon le même “logiciel” que les nomades. La conquête du monde selon les Européens s’écartera des grands empires nomades sur deux principes fondamentaux : la liberté de conscience et la liberté de mouvement :
Les nomades étaient impitoyables et, dans certains cas, cruels envers ceux qui leur résistaient. Mais ils n’avaient cure d’imposer leurs croyances religieuses aux autres. Jamais les musulmans, hindous ou chrétiens n’eurent besoin d’abdiquer leur foi pour adhérer à la religion du Grand Ciel. Avec le nouvel ordre mondial imposé par les Européens, cette liberté de conscience laissera la place à une soumission aveugle à la Croix;
Les nomades ont fondé leur vision du monde sur la liberté de mouvement, car elle seule était la garantie d’une survie en milieu naturel. Le mouvement, le voyage était le seul mode d’existence envisageable. Avec les Européens, le voyage deviendra un moyen. Puis une simple commodité. Et, plus important encore, la Nature sera rabaissée au rang de Création. De réservoir inanimé de ressources, mis au service d’un projet de croissance sans limites.
Les empires flexibles, mobiles et décentralisés des nomades laisseront donc la place à des colonies de fermiers esclavagistes, recevant leurs ordres de souverains qui n’y mettront pourtant jamais les pieds.
L’Occident d’aujourd’hui n’est plus l’Europe des Grandes Découvertes. La Croix a été remplacée par les Lumières de la Raison. Les formes les plus violentes de servitude et de domination ont été supprimées. Mais la Nature, elle, est restée subordonnée à notre téléologie de la croissance. Or, en coupant nos liens ancestraux avec la Nature, ses lois et ses cycles, nous nous sommes engagés dans un mouvement irrésistible de sédentarisation non seulement de nos corps mais également de nos esprits. Dans The Complacent Class, Tyler Cowen décrit bien la stase dans laquelle s’est peu à peu enfermée la société américaine, qui a vu tout ses formes de mobilités - géographique, professionnelle et sociale - régresser, notamment depuis le XXème siècle. Qui a vu ses communautés se retrancher derrière leurs principes, leurs croyances et leurs vérités. Le constat de Cowen s’inscrit dans la lignée de Tocqueville, qui avait anticipé que la société américaine finirait par confondre autonomie et anomie, et par s’effondrer sous le poids de ses propres valeurs.
Comment échapper à la stase? A l’ossification géographique et mentale de nos sociétés, aggravée un peu plus chaque jour par nos prisons algorithmiques ? En réactivant notre lien avec le vivant, bien sûr. Mais peut-être également en nous remémorant - avant que ce souvenir ne s’efface complètement - que nous étions autrefois des nomades. Que, quelle que soit la distance parcourue, nous étions tous des voyageurs. Peut-être pouvons nous faire comme ces Hawaïens, qui en 2016, partirent à la recherche de leur passé. A la recherche du dernier navigateur de Polynésie. Après de longues recherches, ils finirent par le trouver, quelque part en Micronésie. Le vieil homme était l’ultime dépositaire des techniques ancestrales des plus grands explorateurs du monde, ceux qui avaient les étoiles pour seule boussole. Avec l’aide de ce dernier survivant, les Hawaïens ont pu rallumer une flamme avant qu’elle ne s’éteigne. Et recréer une tradition culturelle vivace, en l’adaptant aux outils et à l’époque moderne. Chacun de nous peut s’efforcer d’entendre et répondre, avant qu’il ne se taise à jamais, à cet appel à plonger “au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau”.
Il existe un peu partout dans le monde, et notamment dan les cultures indo-européennes, des mythes similaires. On peut notamment penser à l’épopée de Gilgamesh et au personnage d’Enkidu