Comment expliquer que c’est l’Espagne qui a vaincu l’Empire Inca au XVIème siècle, et non l’inverse ?
Dans Guns, Germs and Steel1, Jared Diamond apporte un élément de réponse aussi contre-intuitif en première lecture qu’il semble évident par la suite : l’Eurasie est longitudinale (elle s’étire d’est en ouest), tandis que l’Amérique est latitudinale (elle s’étire du nord au sud). Ainsi, contrairement à l’Amérique, où l’on change très vite de climat, car on se déplace généralement du Nord au Sud, on reste en Eurasie plus longtemps dans les mêmes biotopes car l’on s’y déplace généralement d’Est en Ouest. Et ce d’autant plus facilement qu’il existe un corridor naturel et quasi-continu qui relie Pékin à Budapest : la steppe eurasiatique. L’existence de cette steppe a permis la diffusion rapide de l’agriculture, puis la naissance du commerce, et enfin la création des premiers états et des grandes civilisations.
La steppe eurasiatique serait l’un des principaux creusets du monde moderne. C’est en tous cas la thèse sur laquelle s’appuie Peter Frankopan dans The Silk Roads2 qui raconte, sur une période de plus de 2000 ans, le rôle central qu’a joué la steppe dans la structuration d’une première mondialisation des échanges commerciaux, politiques, artistiques, et religieux entre l’« Orient » et l’« Occident ». Plusieurs épisodes historiques majeurs mis en avant par l’auteur illustrent le rôle majeur de la steppe dans la fabrique d’une histoire eurasiatique.
En voici quelques-uns:
Le nom actuel de la ville de Kandahar en Afghanistan évoque ainsi encore, pour qui sait l’entendre, le nom qui lui a été donné au IVème siècle avant notre ère: Alexandria. Non seulement Alexandre le Grand a créé de nombreuses villes qui portent encore lointainement son nom jusqu’à l’Indus, mais celles-ci ont prospéré et donné naissance à une syncrétisme unique entre Orient et Occident. Plusieurs royaumes de la steppe (notamment en Bactriane, où se trouve l’actuel Ouzbékistan) ont perpétué, pendant des siècles, une tradition gréco-bouddhique à travers notamment la frappe des monnaies et la statuaire. Ainsi la statuaire bouddhique actuelle puiserait encore ses origines en Grèce, et notamment de ses représentations d’Apollon.
A partir de 633, l’expansion de l’Islam fut largement liée au vide politique entraîné par l’effondrement de l’Empire Perse Sassanide, charnière de l’Eurasie à la fin de l’Antiquité, à l’issue d’un conflit meurtrier avec les Byzantins de l’empereur Heraclius. La promesse d’unité et de sécurité des conquérants arabes faites aux populations locales (souvent chrétiennes) leur a permis de s’étendre dans toute l’Asie centrale et le Proche Orient de manière largement pacifique. Au passage, les conquérants arabes n’ont pas insisté après leur escarmouche à Poitiers en 732, car les régions barbares et reculées de la lointaine péninsule européenne ne présentaient à l’époque, pour eux, aucun intérêt.
En 1348, la Grande Peste a envahi l’Europe par Venise depuis la steppe, par le truchement d’un comptoir esclavagiste génois de la Mer Noire. Au-delà de l’indicible drame humain, la Peste fut paradoxalement l’un des éléments déclencheurs de l’essor économique puis politique d’une Europe jusque-là marginale. La Peste ayant frappé l’Europe (un peu) plus durement que la Chine et l’Inde (entre 50 et 70% de la population éliminée), les survivants ont bénéficié d’un effet de rareté. Cet « appel d’air » a permis une réduction des inégalités, une augmentation des salaires et du pouvoir d’achat et un essor des villes annonciateur de la Renaissance.
En 1914, la Première guerre mondiale n’aurait pas eu, selon l’auteur, pour cause principale l’expansionnisme allemand, mais la faiblesse des Britanniques face à celui des Russes. Dans un contexte où les Russes avaient pour obsession de se garantir un accès aux mers chaudes, et alors que le potentiel économique des champs pétrolifères de Perse dans le contexte de la seconde révolution industrielle devenait évident, les Britanniques craignaient plus que tout pour la sécurité de la région et en particulier de l’Inde. Pour “acheter” la tranquillité des Russes dans cette région, les Britanniques les ont laissés “titiller” les Austro-hongrois dans les Balkans, avec les conséquences que l’on sait.
En 1941, le Troisième Reich a mis en musique avec l’Opération Barbarossa son véritable but de guerre : l’appropriation de la steppe ukrainienne, reconvertie en grenier à blé de l’Union soviétique. C’était là l’accomplissement d’une « destinée manifeste » des nazis : faire de la Volga leur Mississipi, quoi qu’il en coûte pour les populations locales. Or, face aux difficultés de l’opération Barbarossa, ces terres n’ont pas apporté le rendement espéré, finissant par menacer la sécurité alimentaire de l’Allemagne. Ce déséquilibre démographique de plus en plus dangereux serait selon l’auteur un des facteurs ayant mené les Nazis à mettre en œuvre la Solution Finale.
J’avance ici que, vectrice d’échanges commerciaux, culturels et religieux, la steppe eurasiatique a agi comme l’infrastructure la plus ancienne et la plus stable du monde. Or, qu’il s’agisse d’un tunnel, d’un réseau de transport d’électricité, d’un data center ou d’une steppe, une infrastructure ne peut fonctionner efficacement qu’avec l’aide d’un opérateur. Dans le cas de la steppe eurasiatique, ces opérateurs furent les Mongols. Gengis Khan et ses successeurs n’étaient pas les barbares sanguinaires, conquérants d’un empire sans lendemain, que l’on pense. Après une conquête fulgurante, les Mongols ont bâti en quelques décennies un empire de la steppe, ou plutôt une plateforme de « steppe-as-a-service ». Peu encombrés de croyances, dogmes et certitudes, ces nomades pragmatiques ont largement préservé les structures étatiques, les langues, les religions des territoires conquis. Mais, en créant des relais de poste, une administration méritocratique et rigoureuse, un système monétaire stable et un calendrier unifié, les Mongols ont joué le rôle d’accélérateur et d’intégrateur des échanges entre la Chine et l’Europe naissante.
Les Mongols ont donc ouvert à des tiers leur principal actif: la maîtrise d’une voie de passage continentale. Ce faisant, ils purent bâtir à leur principal profit un écosystème de commerce, dont les rendements croissants et les effets de réseau ont néanmoins bénéficié à tous ses participants.
Comme les Mongols en leur temps, les opérateurs actuels d’infrastructures créent de la valeur en ouvrant celle-ci à des tiers. Avec l’aide du digital, de la donnée, et de l’industrie 4.0, des développeurs externes, des partenaires technologiques, des clients ou des fournisseurs cocréent avec les opérateurs de l’infrastructure une valeur reposant non plus uniquement sur l’actif physique, mais sur les couches servicielles qui l’augmentent : c’est le principe du “as a service”. A tel point que, dans le cas par exemple de l’industrie des télécoms, la valeur stratégique et financière de ces couches servicielles (cloud, cybersécurité, edge computing) finit par l’emporter sur celle du réseau en lui-même.
Comme tous les empires, celui des Mongols a fini par s’étioler. Mais de nouveaux opérateurs de la steppe se sont au cours des siècles suivants appuyés sur l’héritage de la Pax Mongolica. Les Mings, les Russes, les Moghols, les Britanniques, les Américains ont tous successivement, à leur manière, profité de mais également valorisé l’infrastructure mise en place par les Mongols. Aujourd’hui, c’est la Chine de Xi Jinping qui, avec notamment la Belt and Road Initiative, se trouve être la nouvelle opératrice d’une “steppe augmentée”. Sans trahir l’engagement des Eclectiques de se tenir à l’écart de l’actualité géopolitique récente, on pourrait utilement rappeler que la France en est le terminus occidental. Son destin est peut-être bien plus eurasiatique qu’elle ne le pense.
Spéciale dédicace : Je dédie cette Eclectique à deux collègues et amis qui se reconnaîtront, et qui m'ont fait découvrir la beauté des infrastructures, aussi aride que celle de la steppe.
C’est en particulier lorsqu’il démonte les préjugés occidentaux sur les Mongols que The Silk Roads est le plus passionnant. La semaine prochaine, je continuerai, tel Drogo, à scruter l’insaisissable horizon de la steppe. en m’intéressant de plus près aux méthodes managériales de Gengis Khan.
Publié en français sous le titre De l’inégalité parmi les sociétés, disponible aux éditions Folio Gallimard. Date de première publication : 1997
The Silk Roads, A New History of the world, disponible aux éditions Vintage. Date de première publication : 2015
Bonjour mon cher Florian
La première question qui me vient à l’esprit en lisant ta réflexion hebdomadaire est la suivante : mais non d’un chien ,comment fait-il à m’inspirer avec 4 enfants dont un nouveau né au foyer ?
J’en profite pour te féliciter de nouveau pour la nouvelle arrivée.
Et d’ajouter que tes réflexions ouvrent à chaque fois une série d’autres réflexions ou d’interrogations,comme dans un puzzle.
Par exemple : Que serait devenues les Amériques si les Andes avaient été une steppe ?
Pourquoi XI Jinping ne parviendra sans doute pas à réaliser son rêve de la Belt and Road initiative ,même avec Internet et Marco Polo a réalisé le sien en passant de caravansérails en caravansérails ?
J’adore ta considération de départ sur la géographie longitudinale de l’Asie par rapport à la configuration latitudinale des Amériques ,il faudrait en prévoir une autre sur l’influence des courants qui vont de l’est à l’ouest dans l’hémisphère nord et d’ouest vers l’est dans l’hémisphère sud .Ayant vécu un temps dans le sud ,j’en suis revenu avec la conviction que cette différence avait influencé l’histoire des peuples ,sans jamais approfondire le thème.
Je te souhaite un bon dimanche
Ps : J’ai relu la Peste cette semaine et c’est impressionnant comme les réflexions d’Albert Camus sont d’actualité.Rien n’a changé depuis, même avec les vaccins .