Les Eclectiques, Vol. 5 - Fondation et Pilotis
Venise serait elle devenue Venise si elle avait été construite sur la terre ferme?
Isaac Asimov apporte des éléments de réponse à cette question (ainsi qu’à bien d’autres) dans Le Cycle de Fondation, un classique de la science-fiction du XXème siècle.
Le premier tome, simplement intitulé Fondation1 , se déroule dans un futur très éloigné, d’ici 22 000 ans2. La galaxie entière a été colonisée par l’humanité et celle-ci vit un âge d’or, sous la direction d’un Imperium régnant depuis la planète-ville Trantor. Trois empereurs, trois clones à des âges différents du fondateur de la dynastie mort depuis des millénaires, perpétuent un ordre immuable.
Mais cet ordre est perturbé lorsqu’un mathématicien de génie, Hari Seldon, prédit que l’Imperium est en fait engagé sur la voie d’un déclin inexorable qui, dans cinq siècles, mènera à sa désintégration, puis à l’ouverture de trente mille ans de ténèbres. Condamné pour son impudence, Hari Seldon se fait exiler avec ses fidèles - de jeunes et brillants scientifiques - sur Terminus, une petite planète inhabitée, froide et entourée de royaumes hostiles, en périphérie de la galaxie. La Fondation ainsi formée par Seldon sur Terminus se donne pour mission de (i) créer une Encyclopedia Galactica qui recensera toute la connaissance du monde, et de (ii) rester en capacité de mobiliser cette connaissance pour donner à l’humanité un nouveau départ lorsque cela sera nécessaire.
Sur Terminus, le temps passe, et malgré l’âpreté des conditions de vie, la Fondation grandit. Après deux ou trois décennies, une nouvelle génération de colons - davantage intéressée par l’administration de Terminus et sa défense contre des ennemis extérieurs que par la tâche encyclopédique - monte en puissance sous l’œil désapprobateur des premiers pionniers. Puis cette génération voit à son tour, au bout de trente ans, en émerger une nouvelle, composée de marchands davantage préoccupés par le commerce avec les planètes avoisinantes - désormais amies - que par la politique. Et ainsi de suite.
Au fil des siècles se succèdent des générations qui se réinventent, chacunes à leur tour, un destin singulier, loin de celles qui les ont précédées. Avec néanmoins pour dénominateur commun - compte tenu de leurs origines - le primat donné à la méthode scientifique, à l’innovation et à la technologie. Et la conviction que la science permet de triompher même des circonstances les plus difficiles. Chemin faisant, Terminus devient une puissance régionale, puis galactique, jusqu’à proposer au bout de quatre ou cinq siècles une alternative politique et économique crédible à l’Imperium déclinant. Terminus finira par prendre le relais de Trantor. Tout cela sous la supervision de l’IA holographique d’Hari Seldon, mort depuis longtemps, mais qui avait anticipé toutes ces étapes.
L’Encyclopedia Galactia n’était donc qu’un prétexte. Le véritable projet d’Hari Seldon, c’était de donner un nouvel espoir à la galaxie non pas en créant une encyclopédie, mais en faisant exiler ses individus les plus talentueux et innovants dans un environnement certes hostile, mais où, à l’abri des turbulences du monde, ils pourraient, ainsi que leurs descendants, faire prospérer une civilisation basée sur la science et la technologie.
Dans le monde réel, le destin de la Fondation rappelle, avec bien sûr des différences, celui de la République de Venise. C’est en tout cas un parallèle qui surgit avec force quand on lit City of Fortune3, de l’historien Roger Crawley. Venise est la seule grande ville d’Italie à ne comporter aucun vestige romain. La raison en est simple: à l’époque romaine, Venise n’existait pas. Venise fut à Rome ce que Terminus fut à Trantor.
Nichée au cœur d’une lagune marécageuse et inhospitalière, Venise fut construite par des réfugiés qui, en pleine désintégration de l’Empire Romain d’Occident, ont fui une plaine du Po en proie aux grandes invasions. Peu gâtés par la nature, sans aucune ressource foncière sur la terre ferme, excentrés aux confins du golfe le plus profond de la Méditerranée, les Vénitiens ont eu, dans un premier temps, pour seules ressources leur ingéniosité et leur instinct de survie. Ces débuts difficiles ont néanmoins inauguré plus de 1000 ans de croissance et de prospérité, au cours desquels Venise s’est perpétuellement réinventée tout en restant, fondamentalement, la même.
Le campement de réfugiés est devenu une petite colonie de pêcheurs sur pilotis.
Puis une puissance maritime régionale, dont il est embarrassant mais nécessaire de rappeler qu’elle a bâti sa fortune en servant d’intermédiaire dans le commerce d’esclaves en provenance d’Europe centrale et orientale, à destination du califat des Abbassides.
Puis, après avoir défait Gênes, sa principale rivale (bâtie elle sur la terre ferme), le premier partenaire commercial en Occident de l’Empire byzantin.
Puis, après le sac de Constantinople en 1204, mené sabre au clair par le vieux doge Enrico Dandolo, alors aveugle et âgé de plus 90 ans, LA plateforme du commerce mondial, connectant les routes de la soie avec les foires et cité-états des débuts de la Renaissance en Europe.
Puis, avec la prise de Corfou, de la Crète, de Negroponte et d’autres places fortes emblématiques en Méditerranée Orientale, une grande thalassocratie dont la domination des mers pouvait s’appuyer sur un nombre réduit de possessions territoriales stratégiques.
Puis, à Lépante en 1570, le fer de lance de la résistance de la Chrétienté à la poussée ottomane.
Avec les Grandes Découvertes, la puissance de Venise a commencé à s’affaiblir, en raison du tarissement progressif des Routes de la soie. Mais, pour trois siècles de plus, Venise se réinventera en République des Arts, et vivra jusqu’à l’arrivée de Napoléon une décadence joyeuse et paisible.
Par-delà ce cycle perpétuel de réinvention, qui a survécu à la Grande Peste, aux Turcs et à la découverte de l’Amérique, Venise sera avant tout restée elle-même. Consciente de sa singularité, qui reposait sur un mariage improbable entre appât du gain, opportunisme et ferveur patriotique, qui s’exprimait chaque année à l’Ascension par la cérémonie du “mariage avec la mer”.
L’étoile de Venise est aujourd’hui presque éteinte. La ville est touristifiée, provincialisée, carnavalisée. Des navires de croisières géants ont jusqu’en 2021 souillé ses eaux et fragilisé par leur remous les millions de pilotis qui la soutiennent depuis près de 1500 ans. Peut-être la pandémie, et l’affaiblissement de la manne touristique qu’elle pourrait préfigurer, déclenchera un nouveau cycle de réinventions? Peut-être celui-ci sera-t-il axé sur la réactivation des savoir-faire ancestraux, notamment en matière de construction navale?
En tout état de cause, Fondation et l’histoire de Venise nous offrent un parfait manuel pour durer à destination des grandes entreprises “traditionnelles”. Et ce, en particulier, à travers deux enseignements qui leur sont directement applicables :
L’excubation doit être envisagée comme un levier privilégié de réinvention. Beaucoup d’entreprises déploient une démarche d’innovation largement tournée vers l’extérieur : rachats de start-ups, prises de participation, partenariats avec des incubateurs, etc. Ces initiatives sont généralement vouées à l’échec car elles présentent le risque de déclencher une réaction immunitaire de rejet de la part des employés et des structures existantes de l’entreprise. L’excubation est l’exact inverse de cette démarche. Elle consiste à sélectionner des employés talentueux à tous les niveaux de l’entreprise, et de leur donner pour mission d’inventer les relais de croissance de demain. Il s’agit d’un levier étonnamment peu activé par les grands groupes traditionnels. Or ces derniers, forts de dizaines de milliers d’employés, comportent statistiquement tous en leur sein au moins quelques entrepreneurs de génie qui s’ignorent. La priorité de ces grands groupes devrait être de les identifier, de les former et de les envoyer loin de l’entreprise pour inventer le futur. Comme sur Terminus ou dans la lagune qui allait devenir Venise : sans filet, dans des conditions difficiles et avec des ressources frugales (mais avec des fortes incitations en cas de succès);
La Raison d’être d’une entreprise peut et doit être évolutive : des innovations technologiques peuvent changer la donne, de nouvelles générations imposer de nouveaux usages et de nouvelles attentes. Rien n’est immuable. A ce titre, l’entreprise doit être aussi intransigeante et ambitieuse sur sa vision générale que flexible sur les moyens de mettre celle-ci en oeuvre au fil du temps. Elle doit mener en continu, et de manière inclusive avec l’ensemble de ses collaborateurs, un examen critique d’elle-même : Ai-je vraiment bien compris quelle était ma Raison d’être, ma Mission?
Les héritiers d’Hari Seldon ont compris que leur véritable mission n’était pas d’écrire une encyclopédie, mais de protéger le savoir humain en bâtissant une civilisation basée sur le progrès scientifique.
Les Vénitiens ont compris que pour continuer à faire vivre leur rêve, il fallait sans cesse rester en mouvement, quitte à parfois renier leur passé.
Les héritiers des fondateurs de Kodak, pour prendre l’exemple emblématique d’une entreprise n’ayant pas su se réinventer, n’ont pas compris que leur véritable mission n’était pas de fabriquer des films photo, mais de permettre à chacun, quelle que soit la technologie utilisée, de produire des images éternelles.
La mobilisation de toutes leurs ressources, de toute leur ingéniosité ont permis à la Fondation et à la République de Venise de résister aux siècles malgré un capital de départ réduit. Mais pas d’être éternelles. Pourquoi vouloir durer, si l’éternité reste un rêve inaccessible, et si tôt ou tard, nos descendants devront faire face au déclin ? Car, comme nous le révèle Tolkien dans un dialogue de la fin du Silmarillion qui pourrait presque passer inaperçu, il existe quelque chose de supérieur à l’éternité : il s’agit de l’éphémère.
Fondation, Isaac Asimov, disponible aux édition Folio SF. Date de première publication : 1957
Les lecteurs craignant de se faire “spoiler” la récente adaptation de Fondation en série TV par Apple peuvent arrêter leur lecture ici même si, après trois épisodes, je me demande sérieusement si j’ai lu le même roman que les showrunners
City of Fortune: How Venice ruled the seas, Roger Crawley. Disponible aux éditions Faber & Faber. Date de première publication : 2011