Les Eclectiques, Vol. 7 - Apologie de la Hyène
Qu’est ce qui explique la longévité des souks levantins?
En Afrique du Nord, en Asie Mineure ou au Moyen-Orient, le souk continue à prospérer. Sa résistance face au commerce en ligne est telle que la première plateforme de e-commerce du Moyen-Orient s’est longtemps appelée, jusqu’à son rachat par Amazon en 2017, Souq.com. Le souk dure, à telle enseigne qu’on pourrait presque le croire éternel.
Dans Antifragile1, Nassim Nicholas Taleb nous rappelle que le souk a traversé - largement sans heurts - toutes les péripéties de l’histoire humaine – guerres, invasions, épidémies, fondamentalismes religieux et politique. En cas d’effondrement simultané et généralisé du système économique mondial, il y a fort à parier que le souk pourrait demeurer la seule forme d’échanges économiques organisé à subsister, ou la première à réapparaître.
Pourtant, le schéma organisationnel du souk est loin d’être optimisé.
Nulle centrale d’achat qui pourrait permettre aux échoppes de grouper leurs commandes et de réaliser des économies sur leurs approvisionnement. Pas de logistique centralisée, ce qui pourrait pourtant permettre de réduire les coûts de transport et d’entreposage des marchandises, et de raccourcir les délais de livraison.
Quant à la configuration spatiale du souk, ce lacis de ruelles labyrinthique, elle s’apparente davantage à un indémêlable plat de spaghettis qu’à un schéma directeur immobilier rationnel. La marchandise est présente en de multiples endroits, à des prix différents. Il existe plusieurs « chemins plus courts » pour aller d’un point A au point B, alors qu’un seul suffirait. Les normes de sécurités y sont, elles, inexistantes au profit de nœuds de dépendances et de loyautés informels.
En bref, le souk n’est qu’une accumulation d’inefficiences et de redondances.
Taleb nous suggère que si le schéma organisationnel du souk a pu durer pendant des millénaires, c’est qu’il opère sur un principe non pas d’optimisation, mais d’optionalité. Oui, le souk est bordélique et inefficace, mais il est ouvert au champ des possibles. Ne dépendant pas d’une technologie, d’un fournisseur, d’un processus d’affaires, ou d’une personne en particulier, il peut facilement absorber les chocs exogènes, voire en sortir renforcé. Il se démarque en cela d’autres organisations commerciales qui sont bâties selon un principe d’optimisation, comme par exemple l’hypermarché.
Sans que Darwin n’ait rendu explicite cette distinction dans son œuvre (et c’est pour ça que vous ne verrez pas la photo de L’Origine des Espèces au côté des autres ouvrages), je pense ne pas trahir sa pensée en avançant que ces deux grandes possibilités évolutives – l’optimisation d’un côté et l’optionalité de l’autre – se retrouvent également dans le règne animal.
Prenons le guépard. Ce félin des grandes plaines d’Afrique est un merveilleux produit de la sélection naturelle. Son corps est taillé pour la plaine. En lui offrant des horizons dégagés et une topologie régulière, elle lui permet d’atteindre des pointes de vitesse à 110km/h. Tout en lui offrant cachettes, recoins et bosquets pour surgir au dernier moment, et ainsi économiser au maximum sur des capacités d’endurance extrêmement limitées. Mais de ce fait, le guépard est, par son degré extrême d’optimisation, sensible au plus haut point au moindre changement dans sa niche écologique. Admettons qu’un choc écologique transforme soudainement les grandes plaines d’Afrique en jungle épaisse (peu probable à en croire le dernier rapport du GIEC) : le guépard perdrait alors en instant ses avantages évolutifs, et l’espèce s’éteindrait en quelques générations.
A l’opposé du guépard, prenons maintenant la hyène, cette créature mal-aimée à laquelle je voudrais ici rendre hommage. La hyène présente peu d’attributs distinctifs. Elle n’est optimisée pour rien en particulier. Elle est difforme, laide diront certains. Elle court moins vite que tous les félins. Sa propension à chasser de manière collaborative n’excède pas vraiment celle des lionnes, sans parler de celle des babouins ou des chimpanzés. Ses capacités de camouflage sont bien inférieures à celle du léopard. Pourtant, parmi toutes ces espèces, il s’agit probablement de celle qui a les meilleures chances de survie sur le long terme. Car, à force de n’être rien en particulier, la hyène est un peu tout à la fois. Elle est prédatrice et charognarde. Individualiste et collective. Retorse et altruiste. En maintenant ouvert à tout instant le champ des possibles, elle est capable d’absorber un bien plus grand nombre de chocs écologiques qu’une espèce plus spécialisée, et, en un sens, plus “aboutie” que le guépard.
Revenons aux infrastructures de distribution. Comme le guépard, l’hypermarché des années 70 est un système optimisé pour offrir des prix bas et une offre profonde dans une économie tayloriste. L’hypermarché a été conçu pour répondre à une demande sociétale très précise et localisée dans l’histoire des sociétés capitalistes : une consommation de masse post-exode rural et pré-digitale reposant sur l’usage massif de la voiture. De ce fait, l’hypermarché est très vulnérable, très fragile, à toute variation de son environnement d’adaptation. Dès lors qu’un système concurrent, le e-commerce, est apparu pour concurrencer l’hypermarché sur son terrain, à savoir le choix, les prix et l’accessibilité, les avantages évolutifs développés par l’hypermarché ont été désactivés, et celui-ci s’est retrouvé en danger de mort.
Comme la hyène, le souk est optionnel et antifragile en ce sens, que, en gardant ouvert au maximum le champ des possibles, il accroît continuellement sa capacité à absorber des chocs, voire à en sortir renforcé :
Si un marchand ou un fournisseur fait défaut, d’autres, notamment en circuits courts, prennent le relais;
Si une alternative type e-commerce émerge à grande échelle, celle-ci devra faire face non pas à un seul concurrent, mais à des milliers aguerris depuis des générations au jeu de la concurrence et du prix bas;
Si un incendie ravage une partie du bâtiment, le fonctionnement ne sera pas réellement affecté car le souk fonctionne selon une logique de petites unités autonomes et mobiles, et non en fonction d’une chaine de production aux maillons interdépendants.
Ainsi, hormis un cataclysme d’une ampleur véritablement biblique, tous les chocs exogènes extérieurs que pourrait subir un souk viendront, par un effet d’apprentissage, renforcer sa capacité à faire face à des chocs futurs. Car l’antifragilité de Taleb, c’est bien la capacité non pas uniquement à résister, mais à se renforcer à travers les chocs. Ce qui lui a par exemple fait dire, de manière assez choquante sur la forme, que l’industrie aérienne était plus antifragile que l’industrie bancaire car les chocs qui l’affectent (les accidents) ne sont pas systémiques et sont même source d’apprentissage, d’ajustements et, in fine, d’un renforcement des normes et des technologies de sécurité aériennes.
Le souk, ce lieu d’échanges physiques entre une multitude d’acheteurs et de vendeurs, est la plus ancienne des places de marché. Les plateformes digitales multi-utilisateurs des années 2010 et 2020 se sont directement, et probablement inconsciemment, inspirées de son antifragilité :
Elles s’appuient sur la multitude pour se renforcer à travers les chocs. La disparition d’un vendeur ou d’un marchand sur Amazon est sans aucune importance. Le mauvais comportement d’un hôte sur Airbnb aura des conséquences limitées, voire positives, en entraînant une amélioration des mécanismes de vérification et d’évaluation des hôtes, ainsi qu’une attrition salutaire.
Leur avantage concurrentiel procède (initialement) des effets de réseaux qu’elles génèrent davantage que de la qualité du service : Le Bon Coin est devenu la première place de marché française en n’offrant au début aucun service particulier (ni paiement, ni avis, ni livraison), mais en reproduisant dans le monde digital la profondeur d’offre, la redondance et le laissez-faire du souk.
Elles ont prolongé, et donné une portée mondiale, aux liens de dépendance réciproques qui caractérisent les intervenants du souk en inventant des mécanismes de création de confiance entre parfaits inconnus, à travers notamment les avis et les systèmes de notation.
Pour autant, un nombre croissant de plateformes cèdent - parfois sous la pression des pouvoirs publics - à la tentation de s’optimiser. En internalisant la logistique et les paiements. En soumettant leurs marchands à des contraintes autres que la « sélection naturelle » des avis clients. En modérant les contenus. Elles passent ainsi d’un laissez-faire à un interventionnisme croissant dans leurs écosystèmes. Cette évolution est pour le meilleur, car elle permet souvent d’améliorer la qualité du service tout en protégeant les droits des utilisateurs des plateformes et leurs données.
Mais les plateformes pourraient utilement se rappeler, dans leur quête de l’optimisation que, du guépard et de la hyène, c’est bien la hyène la plus forte.
En parlant d’options évolutives, de sélection naturelle, et de niches écologiques, j’ai entrabaillé la porte d’un de mes sujets favoris : les théories de l’évolution et la place de l’homme dans le règne animal. La semaine prochaine, je réfléchirai, à ma manière, à la sempiternelle question de la différence de degrés, ou de nature, ente l’homme et l’animal.
Antifragile, Things that gain from disorder, de Nassim Nicholas Taleb, Date de première publication : 2014, Random House Trade Paperbacks