Le règne animal est-il une pyramide dont nous occupons le sommet ?
Ou un arbre dont nous sommes assis sur l’une des branches, et pas forcément la plus haute?
Dolphin in the mirror 1 - l’autobiographie de la psychologue et spécialiste du comportement animal Diana Reiss - n’est certainement pas le seul livre au monde à tenter de répondre à cette question, mais c’est celui que je choisis aujourd’hui. Car il décrit le parcours d’une combattante. Celui d’une femme qui a réussi, après des décennies d’opiniâtreté, à triompher de l’anthropocentrisme de sa communauté scientifique, en apportant une preuve scientifique inattaquable que les dauphins ont une intelligence supérieure. Et que, de ce fait, les dauphins sont plus intelligents que de nombreuses espèces animales avec lesquelles notre distance évolutive dans l’arbre phylogénétique est pourtant moindre.
Formulé de cette manière, ça peut sembler un peu abscons, mais en fait c’est capital. L’arbre phylogénétique, c’est le nom scientifique que l’on donne à la classification des espèces animales (les plus statisticiens d’entre nous dirons « dendrogramme » des espèces animales). L’arbre phylogénétique, c’est l’arbre de la vie en somme. La distance évolutive dans l’arbre phylogénétique mesure donc le degré d’éloignement de deux espèces en fonction du moment auquel les branches de l’arbre sur lesquelles elles se trouvent se sont séparées. La branche sur laquelle se trouve le dauphin dans l’arbre phylogénétique s’est séparée de la branche des primates (la nôtre) il y a près de 100 millions d’années. Les mammifères qui devinrent plus tard les dauphins se sont donc séparés de nous bien plus tôt que, par exemple, la taupe ou le lapin. Et ainsi, dans une vision du vivant où l’homme trône au sommet d’une pyramide, le dauphin se situe mécaniquement après le lapin ou la taupe dans le “pecking order”.
A la fin des années 70, Diana Reiss démarre ses recherches sur les dauphins dans un climat scientifique dominé par ce “paradigme de la pyramide”. Dans un monde où, bien sûr, la sagesse populaire avait deviné que les dauphins avaient quelque chose en plus que les lapins et les taupes, mais pas la communauté scientifique. Dolphin in the Mirror raconte, pour l’essentiel, le laborieux processus qui a mené Diana Reiss à réaliser, puis à faire valider par ses pairs, le test du miroir sur les dauphins. Forçant tout le monde à admettre qu’il existe d’autres routes vers une intelligence supérieure que celle qui a mené jusqu’à nous.
Car le test du miroir constitue la seule preuve admise par les scientifiques d’une intelligence supérieure chez l’animal. Un animal qui se reconnaitrait dans le reflet d’un miroir au lieu d’y voir simplement un congénère (par exemple en touchant une marque de peinture réalisée sur son corps) est réputé être doté d’une conscience de soi et, en déduisent les neuroscientifiques, des capacités cognitives qui l’accompagnent : théorie de l’esprit, capacités planificatrices, d’apprentissage, de représentation spatiales et temporelles, vie affective, etc. En un sens, quiconque passe le test du miroir nous ressemble.
Le protocole expérimental du test du miroir est relativement simple à mener sur les primates et, à ce titre, tous les grands singes, à l’exception du gibbon, l’ont réussi : le chimpanzé, le bonobo, l’orang-outang et le gorille font partie de notre “club". D’autres espèces de singe réputés moins intelligents, comme les capucins, ont échoué. Mais comment procéder pour réaliser ce test sur un dauphin, une créature marine dépourvue de mains ? Comment faire en sorte qu’elle se touche le front devant un miroir si elle n’a pas de bras ? Comment objectiver de manière indiscutable que le dauphin possède une conscience de lui-même si le seul moyen d’y arriver est d’obtenir de lui quelque chose qui lui est, physiologiquement, anatomiquement, impossible?
Diana Reiss a d’abord tenté de faire admettre par ses pairs l’intelligence du dauphin par d’autres biais que ce test :
En avançant des arguments d’ordre anatomique, pour commencer. Le cortex (zone du cerveau réputée abriter les fonctions cognitives ) des dauphins contient plus de neurones que celui des êtres humains. Trop basique, l’argument est refusé;
En démontrant les exceptionnelles capacités d’apprentissage des dauphins. Reiss a fait par exemple interagir ses dauphins avec une tablette sous-marine qui, lorsqu’un spécimen poussait avec son bec un bouton correspondant à un symbole, libérait un objet associé au symbole : ballon, cerceau, autres. Et au même moment, un son associé à chaque objet était émis (par exemple un claquement spécifique pour un ballon, un sifflement d’une certaine fréquence pour un cerceau, et ainsi de suite). Au bout d’un certain temps passé à utiliser la tablette, les dauphins ont fini par reproduire entre eux ces mêmes sons pour désigner les mêmes objets, y compris lorsque la tablette était absente. Les dauphins ont donc appris des mots. Si nous étions pris en otage par une espèce extra-terrestre totalement différente de nous, nous imposant des expériences, des objets bizarres, et sa vision du monde, serions nous capables d’en faire autant, si vite ? Pas sûr. Mais ces résultats n’ont pas été jugés suffisamment robustes par la communauté scientifique.
En suggérant que les dauphins ont une “vie intérieure” car ils se livrent à des activités sans but précis. Notamment, il leur arrive de s’entraîner (parfois auprès de dauphins plus âgés) à former sous l’eau de grandes bulles d’air toriques qu’ils regardent rejoindre lentement la surface. Cette activité ne remplit aucune fonction avérée, ne sert à rien et largement solitaire, ne constitue pas un vecteur de socialisation. Ce temps que les dauphins consacrent à … buller suggère qu’il pourrait s’agir là d’une manifestation de sensibilité esthétique, voire de contemplation. Mais ces indices d’une fibre artistique chez les dauphins ont laissé de marbre les scientifiques.
Pour les pairs de Diana Reiss, c’était donc le test du miroir, ou rien.
Une fois toutes les alternatives épuisées, Diana Reiss n’a alors eu d’autre choix que de réaliser le test du miroir sur une créature sans mains. Et elle finira après des années d’obstination par y arriver, en établissant sur plusieurs spécimens la récurrence de trois comportements statistiquement significatifs et prédictifs d’une reconnaissance de leur reflet :
L’absence d’un comportement social face au reflet (le dauphin ne voit donc manifestement pas un congénère);
Le temps plus élevé passé par le dauphin devant le miroir avec une marque de peinture visible que sans marque de peinture visible (la tâche de peinture a un effet sur le temps passé devant le miroir);
Un temps de latence plus court avant de rejoindre le miroir après l’apposition de la marque de peinture (traduisant une forme d’impatience chez le dauphin à découvrir ce qu’on lui a fait).
Cette expérience fut validée. Et, au passage, Diana Reiss a fait sauter un verrou mental vieux comme la Genèse : Non, l’homme et les autres grands singes n’ont pas le monopole d’une intelligence supérieure. Des espèces très éloignées, qui se sont séparées de nous il y a longtemps, ont des facultés cognitives comparables, voire dans certains domaines supérieures à nous (par exemple, dans le domaine de la perception, le dauphin utilise un sonar que la NASA cherche depuis des décennies, en vain, à reproduire).
Depuis, d’autres espèces éloignées de l’homme ont fini, dans le sillage de dauphin, par s’engouffrer dans cette “brèche philosophique”. A commencer par l’éléphant, dont on a longtemps pensé qu’il ne passait pas le test alors que… le miroir utilisé dans le cadre du test était trop petit pour le pachyderme : celui-ci ne voyait pas son reflet! Avec le dauphin puis l’éléphant, il devint scientifiquement avéré que la bipédie et les pouces opposables n’étaient pas des préalables à la conscience de soi, et à l’existence de facultés cognitives supérieures.
Puis ce fut au tour du corbeau et de la pie de réussir le test, alors que leur cerveau est dépourvu de cortex et comporte un nombre de neurones bien plus faible que de grands mammifères qui y échouent. Ainsi, le nombre de neurones, ou le fait d’être un mammifère, ne se sont pas avérés être des préalables à l’intelligence.
Où s’arrête la capacité du vivant à porter une conscience de lui-même ?
Faut-il être un vertébré ? Le poulpe, dont la distance évolutive par rapport à nous est énorme (600 millions d’années), qui est invertébré, n’a pas réellement de forme, mais dont la représentation du monde est façonnée par ses neuf cerveaux, échoue-t-il vraiment au test du miroir comme on le pense, ou bien les scientifiques s’y sont aussi mal pris que pour l’éléphant?
Faut-il posséder un système nerveux ? Ou bien les végétaux sont-ils dotés d’une forme de conscience d’eux-mêmes, comme le suggère de manière insistante le best-seller la Vie secrète des arbres ?
Je retiens de tout ceci que chaque niche écologique est de nature à faire émerger, et à façonner, une ou des intelligences supérieures, dotées de capacités cognitives et de modèles du monde adaptés à cette niche écologique et non transposables ailleurs.
Vivre le monde dans une niche écologique donnée, qu’on soit un homme, un dauphin, ou un poulpe, donne naissance à un modèle du monde. Et celui-ci reste largement incommunicable à d’autres (malgré les efforts qu’a déployés Diana Reiss pour imaginer une communication inter-espèces)2.
Et cette incommunicabilité n’a rien avoir avec le fait de posséder ou non la parole. Wittgentsein disait que si le lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre. Car son modèle du monde n’a rien à voir avec le nôtre. Thomas Nagel a développé cette problématique phénoménologique dans son essai bien connu des spécialistes, What Is It Like to Be a Bat?3 Thomas Nagel parvient à la conclusion, à partir de l’exemple du modèle du monde de la chauve-souris - en trois dimensions, sans lumière et reposant sur des ultra-sons - mais en l’appliquant aux hommes, que démontrer l’existence d’une conscience de soi chez autrui est impossible. On peut au mieux approximer, imaginer, tendre vers celle-ci.
Ces considérations philosophico-phénoménologiques me dépassent largement et je suis dans l’incapacité de manier plus avant de tels concepts. Mais ils me donnent l’envie de tenter une espèce de démonstration par l’absurde : Si on ne peut même pas pas prouver que notre voisin de palier a bien une conscience de lui-même, pourquoi refuser celle-ci aux dauphins, aux éléphants, aux poulpes, et, probablement, à bien d’autres êtres vivants?
Et si nous accordions à tout le règne animal, et pas uniquement à notre voisin de palier, le privilège de la méconnaissance d’autrui ?
Vous aurez sans doute compris à ce stade que le sujet de l’intelligence animale, et de l’existence d’une différence de degré, et non de nature entre l’homme et les autres espèces, me passionne et m’est cher. Je continuerai sur la thématique de la protection du vivant la semaine prochaine. Je me permettrai de prendre le contrepied d’un grand classique de la littérature française du XXème siècle pour continuer sur le thème de la protection de la biodiversité.
The Dolphin in the Mirror: Exploring Dolphin Minds and Saving Dolphin Lives, de Diana Reiss. Date de première publication : 2011. Disponible aux Editions Mariner Book.
Diana Reiss, Peter Gabriel, Neil Gershenfeld and Vint Cerf: The interspecies internet? An idea in progress | TED Talk
What Is It Like to Be a Bat? / Wie ist es, eine Fledermaus zu sein?: Englisch/Deutsch (Was bedeutet das alles?), Thomas Nagel. Date de première publication : 1989. Disponible aux Editions Reclam
Merci pour cet article. Le sujet est passionnant. Pas étonnant que Bateson, spécialiste de la communication humaine, ait décidé quelques années de délaisser les hommes pour s'occuper lui aussi des dauphins.
Une petite précision toutefois, l'épreuve du miroir me semble intéressante mais assez insuffisante pour en tirer des conclusions précises sur la conscience de soi du Dauphin. Il faut savoir notamment que le stade du miroir chez l'enfant humain est un processus évolutif long (de 6 mois à 3 ans environ) qui passe par de nombreuses étapes. Notamment la fameuse phase du "malaise spéculaire" (Zazzo) durant laquelle l'enfant peut rester longtemps devant le miroir, fasciné par les synchronies gestuelles, sans pour autant se reconnaître. Utiliser uniquement des temps de latence me semble des preuves fragiles pour évoluer le niveau de conscience de so (mais je comprends qu'on ne puisse pas mieux opérationnaliser que ça). Sans compter, que le stade du miroir, même quand il est dépassé chez l'enfant, n'indique pas encore une théorie de l'esprit mature, ni des capacités planificatrices avancées.
Je suis bien plus impressionné par les prouesses langagières des dauphins, qui me semble-t-il se classent très haut dans ce que nous avons réussi à percer des capacités animales dans le domaine.
Il reste encore tellement à découvrir. Merci !
Et comme je partage cet intérêt !!
Passionnant !