Le Bonheur peut-il être mis en équation ?
Depuis la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis, la Quête du Bonheur est considérée par la plupart d’entre nous comme un droit inaliénable, au même titre que la Vie ou la Liberté. Au point d’en devenir, parfois, une injonction inatteignable. The Happiness Hypothesis, en faisant dialoguer les sagesses antiques avec les dernières découvertes en neurosciences, cherche à répondre, à l’aide d’une équation toute simple, à une question tout aussi simple : Le bonheur est-il à la portée de tous? Spoiler Alert: la réponse est oui, mais c’est plus facile pour certains que pour d’autres, et ça n’a rien à voir avec l’argent. Voyons ça de plus près.
Poser l’« équation du bonheur » suppose au préalable de rétablir une vérité essentielle sur le fonctionnement du cerveau humain, quitte à, pour cela, contredire de manière frontale les Anciens. Car les éthiques d’autrefois – qu’il s’agisse de l’hindouisme, du bouddhisme ou du stoïcisme – ont ceci en commun que, selon elles, l’accès au bonheur, ou tout du moins à la quiétude, nécessite un renoncement aux biens matériels, mais également à toute forme d’attachement sentimental. Avec comme idée sous-jacente qu’un tel renoncement est cognitivement à notre portée.
Or, si les neurosciences et la psychanalyse nous ont bien appris une chose, c’est que nous ne contrôlons rien (ou pas grand chose). Notre conscience n’est pas un agent rationnel et souverain capable, au prix de quelques “exercices spirituels”, de se faire obéir. Car la “conscience” n’est pas une et indivisible, mais résulte d’une juxtaposition chaotique, bruyante et brouillonne d’états, d’affects, de représentations et de croyances largement inconscients. La partie consciente de nous-même est comme un cornac qui essaie tant bien que mal de diriger un éléphant indiscipliné. Le mieux qu’elle puisse faire, c’est d’accompagner les mouvements de la bête, attendre patiemment le temps qu’elle broute une branche d’acacia le long du chemin, et, dans le meilleur des cas, lui murmurer à l’oreille quelques suggestions.
C’est sur le postulat que l’éléphant, et non le cornac, est celui qui décide, que Haidt a donc posé son équation :
H = S + C + V
Il faut voir cette équation comme une synthèse par l’auteur de dizaines de publications académiques en matière de sciences cognitives et psychologie du développement.
H (pour Happiness) désigne donc le bonheur. Non pas le Bonheur comme concept abstrait dont on apprend les différentes définitions en classe de terminale, mais le sentiment empirique, quotidien, mesurable, que chacun de nous sait reconnaître quand il le voit. H résulte de la somme de trois composantes :
S désigne notre tempérament (“setpoint”). Tout part du S, qui désigne notre type affectif, notre thermostat mental, notre « baseline ». S est un invariant. Certains parmi nous sont mélancoliques, anxieux et fragiles face aux chocs, alors que d’autres sont optimistes, joyeux et résilients. La propension au bonheur est inégalement distribuée entre les individus. Et, malheureusement, c’est ainsi. Car de telles dispositions sont largement inscrites dans nos gènes. Elles sont héritées, transmises par nos parents. Dans la Quête du Bonheur, S détermine donc la position de chacun sur la ligne de départ. Ou, pour filer la métaphore éléphantesque, le caractère plus ou moins coopératif de notre monture. Sur le S, nous ne pouvons agir qu’à la marge, en pratiquant la méditation, le yoga, en allant voir un psy, ou en prenant un Prozac. La bonne nouvelle, c’est que le S ne vient pas seul;
C désigne nos conditions extérieures de vie (“external conditions”). Contrairement à S, nous pouvons agir sur C, bien que sur le temps long. Il existe un grand nombre de facteurs externes, positifs ou négatifs, qui peuvent nous rendre rapidement mais temporairement heureux ou malheureux. Mais, après un délai d’adaptation, on finit par s’adapter à peu près à tout. L’argent, à partir d’un certain niveau de revenus, n’influe ainsi que de manière très limitée sur notre C. Des expériences menées sur des gagnants au Loto montrent clairement que, sur le long terme, le bonheur déclaré des répondants revient à son niveau initial passée l’euphorie initiale du gain1.
A contrario il existe des facteurs, positifs ou négatifs, auxquels on ne s’habituera jamais vraiment. Avis à ceux qui réfléchissent à déménager en banlieue : les longs trajets, par exemple, font partie de ces irritants auxquels on ne se ait pas s’habituer.
Et puis, il y a LE facteur qui écrase tous les autres, et qui est à lui seul responsable d’une bonne partie du niveau de notre C : il s’agit de la qualité et la profondeur de nos relations familiales, amoureuses, amicales. En tant qu’espèce sociale et collaborative, dont la survie dépend de l’attention que nous donnons et recevons au sein d’une communauté, nous grandissons et nous épanouissons par les liens que nous formons avec nos proches. Notre besoin d’être entouré, de donner, et de recevoir est, littéralement, insatiable;
V, enfin, désigne les activités (« voluntary activities”) que nous menons dans notre quotidien. Des trois composantes de l’équation, V est celle sur laquelle nous pouvons agir le plus facilement, car le V opère sur le temps court. Pour beaucoup d’entre nous, V sera notre métier. A ce sujet, les résultats des expériences sont sans équivoque : les situations professionnelles qui mènent au plus grand état de satisfaction ressentie ne sont pas celles où l’on contrôle un travail produit par d’autres. Ni celles où on atteint une position managériale élevée dans une organisation. Ni, non plus, celle où on accumule les gratifications externes et les récompenses, mêmes si ces dernières peuvent jouer un rôle. Non, les activités qui nous satisfont le plus sont celles où l’on est engagé dans une tâche qui mobilise l’ensemble de nos facultés cognitives, où on est dans le flow. Et il s’agit bien souvent de tâches de production : la création artistique, mais également l’artisanat, le bricolage et la cuisine en font partie. Pour faire un détour par les Grecs, maximiser son V repose donc sur la praxis – qui fait coïncider l’activité et sa fin, plutôt que la poiesis, qui est la poursuite d’un but externe. En somme, ce qui nous rend heureux, c’est donc la randonnée plutôt que la vue qui nous attend au sommet.
Il va de soit que le S, le C, et le V sont interdépendants. Notre propension à maximiser notre C et notre V sera liée au niveau de notre S. Néanmoins, les trois composantes de l’équations sont bien distinctes.
Des S, C et V très différents entre deux individus pourront aboutir un à H équivalent, comme le montre l’exemple de Gontran et Nicéphore, que j’ai inventé pour l’occasion :
Cette inégalité d’aptitude dans la Quête du Bonheur, qui n’est toutefois pas une fatalité, trouve une expression littéraire dans Guerre et Paix, avec la rencontre entre Pierre Bezoukhov et Platon Karataev. Pierre – une projection littéraire de Tolstoï lui-même - est un aristocrate démesurément riche, mais mélancolique et sans but, et qui ne parvient pas à s’intégrer dans les cercles mondains de Saint-Pétersbourg. Platon, quant à lui, est un paysan pauvre mais débonnaire, croyant, généreux, animé par un puissant sentiment d’appartenance à sa terre et à sa communauté. En rencontrant Platon, Pierre trouvera peu à peu sa vocation : tourner le dos à la futilité des salons pétersbourgeois, revenir à la terre, et s’engager, à travers le mouvement décembriste, pour l’émancipation paysanne. En réajustant sa quête du bonheur, il trouvera au passage l’amour, avec Natacha.
Quels enseignements pratiques retenir de l’équation du bonheur? J’en vois quatre:
La capacité à atteindre le bonheur est un capital qui nous est transmis (S). Et, comme, tout capital, il est inégalement distribué. En être mal doté peut être mal vécu, en particulier dans une “civilisation du bonheur”. Néanmoins, un capital de départ, même modeste, peut grandir s’il est bien investi;
Les relations humaines riches, profondes, et authentiques sont comme la santé : ce n’est que lorsque nous les perdons que nous en mesurons l’importance. Mais maintenant que nous savons comment se forme le C, nous pouvons changer cela;
Le bonheur réside davantage dans le voyage que dans sa destination. Il ressemble davantage à l’attente qui précède Noël qu’au déballage des cadeaux. A nous donc de trouver des activités qui sont leur propre fin;
Enfin, un enseignement plus spécifique au monde de l’entreprise : les organisations reposant sur le “command and control” tayloriste ne sont pas nécessairement les plus productives, car elles ne seront pas les plus épanouissantes. En réduisant les chaînes de commandement, et en libérant du temps permettant à chacun d’accroître son V en lui permettant de produire à sa manière, et d’innover, les organisations horizontales détiennent probablement une clé de réinvention, comme le suggère Frédéric Laloux dans Reinventing Organizations - j’y reviendrai prochainement.
Le chemin du bonheur est donc étroit mais - et j’adresse là un petit clin d’œil aux lecteurs qui nous ont rejoints à la suite de la sympathique mise en avant faite par Merci Alfred - il est à notre portée car, comme le dit un proverbe à l’origine inconnue que je jure ne pas avoir inventé pour l’occasion … “l’écureuil a beau être petit, il n’est pas l’esclave de l’éléphant”.
Même si, ne poussons pas les choses trop loin, aucun répondant ne regrette d’avoir gagné au Loto
Très bonne livraison Florian
Je complèterais avec une recommandation lecture : the algebra of happiness
Un peu self help à l’américaine avec des conseils aux impétrants du bonheur il n’en comporte pas moins de judicieuses réflexions sur ce qui fait les recettes du bonheur.