Les Eclectiques, Vol. 10 - Les Chandeliers de l'Evêque
Comment l’altruisme est-il possible?
L’existence d’un comportement qui consiste à se priver, sans contreparties, de ressources et d’opportunités au profit d’un tiers semble contredire les lois de la sélection naturelle. Etre altruiste conduit en effet à réduire ses chances de produire une descendance, et donc de lui transmettre ce trait de caractère. Ce qui devrait conduire ce même trait, au fil des générations, à disparaître peu à peu d’une population. Mais, c’est un fait, l’altruisme existe chez les humains, dans le monde animal, et même chez certaines espèces de végétaux. Comment est-ce possible ?
Le problème de l’altruisme a fasciné et inspiré les plus grands écrivains. Ceux qui ont lu Les Misérables1 se souviennent sans doute d’un moment fondateur dans la construction du récit et du personnage de Jean Valjean. Il s’agit de l’épisode des chandeliers de l’évêque. Sorti du bagne, un Jean Valjean vagabond, hagard et sans boussole morale trouve le gite et le couvert chez Monseigneur Bienvenu, dont il s’avère que le seul bien terrestre de valeur, ce sont deux beaux chandeliers. Lorsqu’il prend congé de l’évêque, Jean Valjean dérobe quelques couverts en argent. Plus tard, capturé par des gendarmes, il est ramené auprès de l’évêque qui, en le voyant franchir le pas de sa porte, s’adresse à lui en prononçant les paroles suivantes :
« — Ah ! vous voilà ! s'écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? »
Décontenancés, les gendarmes rendent sa liberté à Jean Valjean. Quant à Jean Valjean, comme Saul sur la route de Damas, il est sonné. Lorsqu’il reprend ses esprits, il est devenu un homme nouveau, qui s’engagera pour le restant de ses jours sur la voie d’une bonté sans équivoque.
L’attitude de l’évêque est emblématique de l’altruisme sous sa forme la plus extrême. Comme le dit lui-même Victor Hugo, le personnage de l’évêque est « invraisemblable ». Mais, qu’il s’agisse d’un soldat qui se jette sur une grenade dégoupillée pour sauver ses frères d’armes, ou d’un adolescent qui sauve un enfant inconnu de la noyade au péril de sa vie, des figures comme celle de l’évêque ont existé.
La psychologie évolutionniste tente, entre autres sujets, d’expliquer l’origine de l’altruisme. Cette discipline, relativement peu connue en France, repose sur un postulat essentiel : la sélection naturelle a agi sur le temps long – au moins 50 000 ans – sur notre physiologie, mais également sur notre psychologie : la formation de nos pensées, nos comportements et nos émotions ont été façonnés de la même manière que nos corps. La conséquence de ce postulat, c’est que, bien que nous vivions dans des sociétés modernes et hyperconnectées, notre cerveau, en raison de la lenteur du processus évolutif, est resté fondamentalement celui d’un chasseur cueilleur de la Vallée du Rift.
La psychologie évolutionniste avance deux grandes explications à l’existence de l’altruisme, toutes deux décrites dans The Ape that understood the universe2, de Steve Stuart Williams. Seront-elles suffisantes pour expliquer l’attitude de l’évêque ?
La première explication est liée à la Théorie du gène égoïste, développée par le biologiste Richard Dawkins. Selon celle-ci, le principal véhicule de la sélection naturelle, ce n’est pas l’individu, mais les gènes qui le composent. Un individu est fabriqué par ses gènes, et ces derniers font en sorte qu’il agisse pour maximiser non pas ses chances de survie à lui, mais les leurs. Ainsi, une première explication de l’altruisme consistera à dire qu’un individu est prêt à sacrifier une partie de ses chances de survie si cela augmente les chances de survie de ses gènes. Une équation a même été imaginée pour modéliser ce comportement :
br > c
Ici, b est le gain attendu d’un acte altruiste, c son cout, et r le degré de parenté que l’on a avec l’individu vers lequel l’altruisme est dirigé. Ainsi deux frères jumeaux, qui sont des clones parfaits (r=1) vont faire preuve l’un envers l’autre d’un altruisme total. Un jumeau qui a de moins bonnes chances de transmission de ses gènes que son frère se sacrifiera pour lui, selon ce modèle, sans hésiter, car ce sacrifice sera neutre du point de vue du gène égoïste. Mais une sœur se sacrifiera pour son frère uniquement si celui-ci a plus que deux fois plus de chance qu’elle de transmettre leurs gènes communs (r= 0,5). Et on se sacrifiera pour un cousin si ses chances sont plus de huit fois supérieures aux nôtres (r= 0,125). Ce modèle s’applique également au vivant non humain, expliquant par exemple l’attitude sacrificielle absolue des fourmis ouvrières envers leur reine, dont le potentiel reproductif est infiniment supérieur au leur (les ouvrières sont stériles). Bien évidemment, et ce point est crucial, l’idée n’est pas de dire que les individus agiront consciemment en s’appuyant sur de telles équations. Mais que des comportements altruistes permettant à cette équation de se réaliser seront sélectionnés par l’évolution, donnant naissance, au fil du temps, à des populations ayant tendance, en moyenne, à agir de cette manière3.
Mais hélas, cette théorie n’explique pas l’attitude de l’évêque. En effet, en plus d’être de parfaits inconnus l’un envers l’autre, l’évêque et Jean Valjean ne partagent aucun lien de parenté. Comment expliquer l’altruisme dirigé vers des individus avec lesquels on ne partage aucun lien génétique, et a fortiori des inconnus ?
On en arrive à une seconde explication. Il s’agit de celle reposant sur le principe de la réciprocité. L’altruisme possèderait une dimension transactionnelle. Lorsque l’on se montre altruiste envers quelqu’un, c’est que l’on s’attend – consciemment ou non – à recevoir une forme de compensation, même si celle-ci est différée et / ou symbolique. Avec, toujours, le risque d’être confronté à quelqu’un qui ne rend pas la faveur, un ingrat, un tricheur, un free rider. Mais, si tricher marche en général au début, il s’agit rarement d’une stratégie payante sur le long terme, car les tricheurs finissent par être connus de tous, et la communauté s’en tient éloignés. Entre l’altruisme et la triche, quels comportements maximisent nos chances de survie ? Pour y répondre, certains chercheurs ont développé des modèles explicatifs qui se rapprochent de la théorie des jeux. Une simulation informatique permettant de déterminer quel comportement aura le plus de chance d’être sélectionné par l’évolution a été développée. Plusieurs comportements possibles ont ainsi été modélisés, avec, pour chacun, un nombre de points associés :
La triche : Recevoir une faveur sans la rendre rapporte 5 points
L’altruisme inconditionnel : Donner une faveur sans rien recevoir en échange rapporte 0 point
L’altruisme conditionnel : Accorder une faveur et être payé en retour rapporte 3 points
L’abstentionnisme : ne rien donner ni recevoir rapporte 1 point.
A court terme, le seul comportement, non seulement payant, mais également rationnel, est évidement la triche. Mais les choses changent quand la simulation est répétée de multiples fois et que différentes persona se dessinent dans le temps. Sur la durée, la persona qui remporte le plus de points pourrait être qualifiée de « réciprocateur bienveillant » (benevolent reciprocator). Le réciprocateur bienveillant est une bonne pâte : il commence par se montrer altruiste envers des inconnus mais, au bout d’un certain temps, lorsqu’il recroise les mêmes personnes, il s’adapte au dernier comportement que ces personnes ont eu avec lui : lorsque son chemin croise à nouveau celui d’un tricheur, il s’abstient. Lorsqu’il croise un altruiste, il rend les faveurs. Lorsqu’il croise un abstentionniste, il s’abstient également.
Selon cette approche, la stratégie comportementale gagnante, c’est donc de tendre la joue gauche, mais jusqu’à un certain point. Si l’on considère que la psychologie évolutionniste possède un tant soit peu un pouvoir explicatif, les implications morales de cette simulation sont colossales : l’attitude gagnante dans une communauté humaine donnée, c’est un altruisme modéré, limité et reposant sur un principe de donnant donnant. L’altruisme inconditionnel a, lui peu / pas de chances de prospérer. Quant aux tricheurs, ils sont cantonnés à une frange de la société.
A-t-on progressé dans l’explication de l’attitude de l’évêque ? Quelque peu, car on peut maintenant affirmer que les gens sont en moyenne plutôt altruistes. La distance entre “altruisme ordinaire” et “altruisme extraordinaire” est donc moins grande. Mais aucun modèle développé par la psychologie évolutionniste ne permet d’expliquer la survenance à grande échelle d’un niveau d’altruisme aussi « invraisemblable » que celui de l’évêque4. La psychologie évolutionniste ne permet pas d’expliquer l’existence de la sainteté.
L’évêque a donc vocation, pour le moment, à rester une exception. Pierre Teilhard de de Chardin a bien tenté de faire la synthèse entre pensée chrétienne et théorie de l’évolution. Il annonce, par la voix de son alter ego fictif le Père Tassin dans les Racines du ciel : « L’évolution de notre espèce [pour bientôt] vers une totale spiritualité et un amour total »5. L’évêque, ou le soldat, ou l’adolescent sont-ils annonciateurs d’une humanité future ? Peut-être, mais aujourd’hui, ces personnes exceptionnelles relèvent de l’épaisseur du trait, de la marge d’erreur, presque de l’erreur génétique. Ils sont une aberration, une absurdité. Mais justement : « Credo quia absurdum » - « Je crois parce que c’est absurde ».
Même si la psychologie évolutionniste constitue une “mine d’or à Eclectiques”, la figure de l’évêque me fait bifurquer pour quelques temps vers la religion. Peut-être reviendrai-je sur ces sujets dans quelques numéros. Mais la semaine prochaine, j’aurai le plaisir de convoquer un passage mythique de la littérature russe.
Les Misérables, de Victor Hugo. Date de première publication : 1862. Disponible aux éditions Folio Gallimard
The Ape that understood the Universe, Steve Stewart-Williams. Date de première publication : 2018. Disponible aux Cambridge University Press
Dans la même veine, la psychologie évolutionniste explique qu’on n’aime pas son enfant pour maximiser ses chances de survie, mais que l’amour filial en tant qu’émotion et source d’attachement a été sélectionné par l’évolution car augmentant les chances de survie de l’enfant
Certains lecteurs diront que l’évêque s’inscrit dans un rapport transactionnel avec Valjean. ne dit-il pas? « — N'oubliez pas, n'oubliez jamais que vous m'avez promis d'employer cet argent à devenir honnête homme » . Sauf que juste après l’évêque il dit la chose suivante: « C'est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l'esprit de perdition, et je la donne à Dieu. » Après avoir donné ses chandeliers, l’évêque donne à un tiers (Dieu) ce qu’il a reçu en échange ! L’évêque ne s’inscrit pas dans un schéma transactionnel.
J’adorerais pouvoir en dire plus sur Pierre Teilhard de Chardin mais je ne l’ai pas encore lu!