Les Eclectiques, Vol. 9 - L'erreur de Morel
Pourquoi les derniers grands animaux vivent presque uniquement en Afrique subsaharienne?
Ce n’est plus un secret pour personne : la sixième extinction de masse a démarré, et l’humanité en est responsable. Depuis le XVIème siècle, plus de 300 espèces de vertébrés se sont éteintes, et celles qui subsistent ont vu leur population globale décliner de près de 25% (ce pourcentage est bien supérieur pour les plus grands animaux). Les populations d’insectes se contractent chaque année de 1 à 2%. Partout, les chaines alimentaires sur terre et sous l’eau sont perturbées par les effets combinés du dérèglement climatique, de la destruction des habitats et de la pollution de l’air, des sols et de l’eau, notamment par les plastiques. L’homme et son bétail représentent aujourd’hui 96% de la biomasse des mammifères terrestres. En dehors de l’Afrique, le vivant non-humain n’a donc plus beaucoup de marges.
On peut en réalité dater le démarrage de la sixième extinction de masse à bien avant le début l’ère moderne. Avant les révolutions agricoles et industrielles, sur une période qui s’est écoulée entre 40 000 et 5 000 ans environ avant notre ère, un drame silencieux s’est joué sur la quasi-totalité des terres émergées : il s’agit de la disparition de la Mégafaune. Il y a 50 000 ans, les Amériques, l’Eurasie, l’Australie étaient elles aussi peuplées de grands animaux : mastodontes, mammouths, rhinocéros laineux, paresseux géants, tigres à dent de sabre, cerfs et ours géants, etc. Certaines espèces que l’on ne trouve aujourd’hui plus que sur quelques ilots reculés des Seychelles ou des Galapagos - comme les tortues géantes - étaient monnaie courante. Des éléphants nains, de la taille d’un grand chien, s’étaient adaptés à l’environnement insulaire de la Sardaigne, de Chypre, ou en encore de Crète, tandis que des éléphants “normaux”, de la même espèce que l’actuel éléphant des forêts d’Afrique, prospéraient dans les forêts tempérées d’Europe. Le principal prédateur de la Nouvelle Zélande était un aigle géant – peut-être a-t-il inspiré le Thorondor de Tolkien. D’immenses autruches, les moas, parcouraient les plaines des grandes îles du Pacifique.
Aujourd’hui, tout ce monde a disparu.
De nombreuses causes climatiques et géologiques ont été avancées pour expliquer ces vagues d’extinction : glaciations, déglaciations, tremblements de terre, éruption volcaniques, modification des courants marins. Mais s’appuyer sur ces explications, c’est évidemment ignorer - c’est le cas de le dire - “l’éléphant dans la pièce” : les dates de ces vagues d’extinction coïncident avec l’avancée du peuplement de la Terre par l’homo sapiens. Le massacre - en quelques années seulement - d’une mégafaune peu méfiante par des grands singes qui leur étaient inconnus a été décrit Jared Diamond dans le Troisième Chimpanzé. Pourquoi la mégafaune africaine a été épargnée par cette boucherie ? Tout simplement parce que, contrairement aux paresseux géants d’Amérique du Sud ou aux mammouths de Sibérie, celle-ci a coexisté avec nos ancêtres pendant des millions d’années, et a donc appris à s’en méfier.
L’Afrique est donc aujourd’hui un sanctuaire, une relique de ce que fut le monde jusqu’à hier. A ce titre, certains aimeraient qu’elle reste à l’écart du monde moderne et du paradigme de la croissance économique, avec tout ce que celui-ci implique en terme d’urbanisation, d’industrialisation, et de destruction des habitats.
Dès le milieu du XXème siècle, la thématique montante de l’écologie s’est rapidement confondue avec la volonté de préserver la mégafaune africaine, et notamment l’un de ses plus éminents représentants : l’éléphant. La protection des éléphants face au braconnage et au commerce de l’ivoire est devenu peu à peu le combat d’un Occident en quête de rédemption.
Le roman qui symbolise le plus l’irruption de l’écologie au premier plan de nos préoccupations morales est bien sûr Les Racines du Ciel 1de Romain Gary. Ce roman, paru en 1956, et qui obtint aussitôt le Prix Goncourt, marque un profond changement de mentalité dans l’Occident. Jusque-là, le classique de la littérature coloniale africaine, c’était La Ferme Africaine2, de Karen Blixen, une autobiographie romancée dans laquelle l’auteure, malgré un amour réel de l’Afrique, raconte sans vergognes ses parties de chasses répétées dans la savane avec son Jules, Denys Finch Hatton.
Les Racines du Ciel est donc possiblement le premier roman écologique de l’ère moderne. Il raconte le destin d’une galerie de personnages dans un pays d’Afrique francophone (probablement le Tchad) parcouru par les premiers spasmes de la décolonisation. Le personnage principal, Morel, est le précurseur des militants écologistes '“de combat” qu’on voit aujourd’hui dans des organisations du type Sea Sheperd. La Raison d’être de Morel - un ancien Résistant - c’est de protéger les éléphants en éveillant l’opinion, mais également en prenant des risques personnels considérables sur le terrain face aux braconniers. Au fur et à mesure du roman, on découvre que, pour Morel, la protection des éléphants sert en fait un but plus large : la préservation de la dignité humaine. Pour Morel, se battre pour que les éléphants puissent exister à nos côtés, c’est se battre pour que l’humanité retrouve « des marges », c’est mener un combat pour empêcher l’asservissement de l’homme à une vision du progrès basée exclusivement sur l’argent et le productivisme.
On ne peut pas ne pas éprouver de sympathie pour Morel, ni s’identifier à son combat. Lorsqu’il échoue à empêcher le massacre des dizaines d’éléphants du Lac Kuru par les braconniers d’Habib, je doute qu’un lecteur normalement constitué n’ait pas le cœur brisé. Morel est le héros des Racines du Ciel. Morel est une figure de héros moderne.
Mais je pense que, s’il vivait et agissait de nos jours, Morel aurait tort ou, plus précisément, qu’il se tromperait de combat. Quelle est l’erreur de Morel?
L’antagoniste principal de Morel dans le roman est Waitari, un indépendantiste africain, éduqué en France et même brièvement élu député de la IVème République, qui porte un projet ambitieux pour son peuple et pour l’Afrique. Waitari forme une alliance avec les braconniers d’Habib pour, à partir des produits de la vente de l’ivoire, se procurer les armes qui lui permettront de poursuivre son combat. C’est donc Waitari qui est à l’origine du massacre du lac de Kuru. Pourtant, au-delà de l’objectif financier et militaire de court terme, Waitari se met lui aussi au service d’une vision plus large. Il donne dans un passage célèbre3 une justification philosophique au massacre des éléphants du Lac de Kuru : il souhaite débarrasser l’Afrique des éléphants car ceux-ci représentent un anachronisme. Ils symbolisent par leur lourdeur le retard qu’a pris l’Afrique par rapport au reste du monde dans sa marche vers le progrès. Il pousse son raisonnement à l’extrême lorsqu’il affirme qu’il souhaite ainsi raser la savane et tous les êtres qui la peuplent pour la remplacer par des usines de tracteur.
Ainsi, entre un Morel qui défend les éléphants au nom des « marges », et Waitari qui souhaite les détruire au nom de l’émancipation de l’Afrique par rapport à son ancienne puissance coloniale, ce sont deux visions de la dignité humaine qui s’affrontent.
Mon cœur prend partie pour Morel, mais une partie de mon esprit ne peut s’empêcher de donner raison à Waitari. Car au nom de quel principe un Européen comme Morel, descendant de peuples qui ont totalement massacré leur mégafaune, puis bâti leur puissance économique sur une terre brulée, serait légitime à faire porter aux Africains seuls le poids de la préservation du dernier grand sanctuaire mondial de la biodiversité? Et pire, à les pointer vers un un doigt accusateur pour y voir une ressource économique et non un objet de contemplation? Au nom de quel principe les Européens, qui émettent encore 10 fois plus de CO2 que les Africains d’Afrique subsaharienne, seraient ils en droit de cantonner ceux-ci à un état de sous-développement chronique pour soulager leur conscience écologique, tout en continuant à venir faire des safaris le temps de leur voyage de noces4?
La protection de ce qui subsiste du vivant en Afrique est une nécessité. Et des solutions existent pour bâtir des modèles de croissance autour du tourisme durable en Afrique sans s’inscrire dans la radicalité de Waitari. Et, malgré l’horreur personnelle que m’inspirent les photos de ces Texans écervelés, au sourire béat, qui posent fièrement à côté d’un lion mort abattu lors d’une chasse au trophée, si la mise à mort sélective d’un animal qui ne remet pas en question la survie ou le patrimoine génétique de l’espèce permet de financer, par exemple, la construction d’une école, il s’agit d’une option à étudier. L’Europe peut aux côtés de l’Afrique imaginer et aider à mettre en œuvre ces modèles économiques.
Mais on peut aller plus loin. Le vrai impératif moral de l’Europe envers la nature n’est-il pas, en premier lieu, de réparer chez elle ce qu’elle a détruit ? Et de partager avec l’Afrique le combat pour la préservation et la restauration de la mégafaune?
C’est la thèse que défend le paléontologue Tim Flannery dans Europe, A Natural history5. Ce livre australien revisite l’histoire naturelle de l’Europe sur les derniers … 100 millions d’années. Et nous offre une image de notre continent loin des champs de betteraves, des lignes à haute tension, et des clochers de Martinville visibles à l’horizon d’une morne plaine, sous un ciel bas et lourd. Nous découvrons l’Europe comme le foyer inattendu d’une grande partie de la biodiversité mondiale, et apprenons au passage des choses surprenantes :
L’ile d’Hateg, sur l’emplacement actuel de la Roumanie, abritait un bestiaire unique de dinosaures et de reptiles volants, dont le Hatzegopteryx, un ptérosaure gigantesque de plus de 15 mètres d’envergure qui, lorsqu’il marchait sur ses quatre pattes, (le plus clair du temps) avait la hauteur d’une girafe;
L’Europe fut longtemps un archipel au climat tropical, à telle enseigne que le consensus scientifique estime désormais que c’est là que sont apparus les premiers récifs coralliens, avant qu’ils n’essaiment le reste du monde;
Les premiers hominidés, avant d’arriver en Afrique, sont probablement apparus en Europe;
La Méditerranée, autrefois un lac aux eaux saumâtres situé sous le niveau de la mer, s’est remplie il y a 5 millions à l’occasion d’un événement tectonique répondant au nom poétique de transgression zancléeenne. La Méditerranée s’est remplie en quelques mois par le détroit de Gibraltar, qui formait alors une gigantesque chute d’eau de 4 kilomètres de dénivelé. L’Europe, dont les paysages nous semble intimes et peut-être étriqués, a donc sans nul doute abrité l’un des plus grand spectacles de tous les temps;
L’Europe a connu des bouleversements de tous ordres depuis 100 millions d’années et à peu près rien aujourd’hui ne subsiste de ce qui fut. Seule une espèce de crapaud, l’alyte accoucheur, a traversé sans encombres toute l’histoire de l’Europe. Au prochain crapaud que vous écrasez malencontreusement la nuit sur une route de campagne, dites vous que vous aurez assassiné probablement le plus Européen d’entre nous.
Au-delà de ces récits qui capturent l’imagination, Tim Flannery plaide pour que l’Europe renoue avec son histoire de biodiversité en s’engageant résolument dans la voie de son réensauvagement. Après avoir passé en revue ces 100 millions d’années d’histoire, Flannery imagine un futur pour l’Europe : celui où des métropoles écologiques sont reliées par des infrastructures de transport type Hyperloop, et séparées par de vastes étendue redevenues sauvages. Une Europe devenue une paradis mondial de l’écotourisme, au sein duquel des Indiens, des Chinois, des Africains viennent admirer des forêts qui abritent à nouveau des éléphants, voire des mammouths reconstitués génétiquement.
Vision utopique ? Clairement aujourd’hui. Mais le réensauvagement, c’est maintenant. Le retour de grands prédateurs type loup et ours est une première étape nécessaire pour réancrer le sentiment que nous ne sommes pas seuls et vivons dans un espace partagé avec d’autres espèces6 . Que nous n’avons pas un droit de propriété sur le terre, et que nous ne sommes pas seuls à habiter le monde
L’Europe est déjà la championne de monde de la lutte contre le réchauffement climatique. La thématique du réensauvagement de l’Europe pourrait compléter utilement ce combat. Car il permettrait d’unir sous une même bannière les deux grands combats écologiques de notre temps:
La lutte contre le réchauffement climatique, car les forets ainsi recréées pourraient être exploitées comme des puits de carbone, voire devenir une nouvelle classe d’infrastructure;
La protection de la biodiversité, avec le retour dans ces forêts de la mégafaune et d’écosystèmes autosuffisants.
Je ne donne pas raison à Waitari, car je ne pourrai jamais m’identifier à une quelconque entreprise de destruction de la biodiversité. Mais je pense que, aujourd’hui tout du moins, l’énergie et la foi qui animent Morel seraient mieux employés en Europe qu’en Afrique.
Je dédie cette Eclectique à un camarade new-yorkais qui se reconnaitra, avec qui j’ai longtemps parlé de Morel et des “marges”.
Je suis loin d’avoir épuisé tout ce que j’ai à dire sur le lien entre l’humain et le vivant non-humain. La semaine prochaine, je m’aventurerai sur un continent bien connu des anglo-saxons mais étrangement ignoré en France : la psychologie évolutionniste, et la mise en équation de ce qui semble être la moins calculée, la plus humaine de nos postures morales : l’altruisme.
Les Racines du Ciel, de Romain Gary, paru en 1956 et disponible aux éditions Folio Gallimard
La Ferme Africaine, de Karen Blixen, paru en 1937 et disponible aux éditions Folio Gallimard. Ce roman a donné lieu à une adaptation cinématographique célèbre : Out of Africa.
Que le lecteur veuille bien m’excuser, j’écris cette newsletter depuis la Provence, sans accès au livre, et je ne parviens pas à remettre la main sur la citation exacte sur Internet
Je plaide coupable
Europe, A natural history, de Tim Flannery. Paru en 2019 et disponible aux éditions Penguin
Si et seulement si les pouvoirs publics prennent toutes leurs responsabilités pour accompagner ceux qui sont lésés par le retour de ces espèces