D’où vient le mythe du Déluge ?
Des pluies cataclysmiques et vengeresses qui noient en quelques jours l’ensemble des terres émergées et leurs habitants, à l’exception de quelques Elus. Cette vision cauchemardesque hante à peu près toute l’humanité depuis la nuit des temps, à travers ses mythes et ses légendes. Le Mythe du Déluge semble avoir eu une résonance toute particulière auprès des peuples d’Asie Mineure et du Levant – il constitue notamment un acte fondateur de l’épopée de Gilgamesh et de l’Ancien Testament. Comme si, dans cette région du monde, ces récits ancestraux transmettaient l’écho lointain de quelque chose qui se serait réellement produit, d’une catastrophe préhistorique intervenue sur une échelle continentale.
Cet événement, ce pourrait être le remplissage de la Mer Noire, qui fut, pendant des millions d’années, une étendue d’eau saumâtre en forme de haricot, le Lac Pontique, occupant, à environ 200 mètres sous le niveau des mers, les deux tiers de sa superficie actuelle :
Les scientifiques avancent deux hypothèses pour expliquer comment la Mer Noire s’est remplie :
La première hypothèse, c’est celle d’un « Déluge lent» : la Mer Noire se serait remplie progressivement, sur plusieurs millénaires, sous les effets conjugués de la fonte des glaciers et d’un changement du climat ;
La seconde hypothèse, c’est celle d’un « Déluge rapide»1. Il y a environ 7 500 ans, la Mer Noire se serait remplie très brutalement après que l’accumulation des eaux du côté méditerranéen du Bosphore eut occasionné la rupture d’une chaîne de montagnes qui formait jusque-là une digue naturelle. Le niveau des eaux se serait alors élevé en moyenne de quinze centimètres par jour, et la Mer Noire se serait remplie en deux ans seulement. Cet évènement aurait donc été d’une violence comparable au remplissage de la Méditerranée, cinq millions d’années plus tôt. Mais avec, cette fois-ci, des hommes, des villages, des cultures installés sur les pourtours du Lac Pontique, qui furent à la fois les victimes et les témoins de la catastrophe. En prenant la fuite, ils auraient, selon cette hypothèse, diffusé de nouvelles techniques et savoir-faire, mais aussi entretenu la mémoire du Déluge.
Quoi qu’il en soit, le mythe du Déluge reste ancré dans notre inconscient collectif à telle enseigne qu’il continue à irriguer – si l’on peut dire – bon nombre de nos représentations. La métaphore de la montée des eaux est aujourd’hui convoquée pour décrire un bouleversement contemporain : l’Intelligence Artificielle (IA).
Hans Moravec, un vétéran autrichien de l’IA, compare ainsi son développement à l’envahissement progressif par les eaux d’un paysage accidenté, dont les reliefs représentent la diversité des compétences et savoirs humains. Les plaines sont recouvertes les premières, puis les collines. Quant aux plus hauts sommets, ils restent durablement à l’abri de la submersion. Cette illustration présente un état des lieux à la fin des années 2010 :
Sur cette représentation visuelle, les montagnes de la créativité et de la science, ainsi que les collines de l’empathie – et les métiers qui leurs sont associés (chercheurs, artistes, dirigeants de société, mais également aide-soignant, puériculteur et garde-malade) – ne sont pas immédiatement concernés par la montée des eaux, contrairement aux tâches routinières, répétitives et / ou reposant sur l’analyse et la mémorisation massives de données.
Le « paysage de Moravec » pose deux questions :
La première question porte sur la vitesse du phénomène : A quel rythme se produira la submersion de nos domaines de compétences par l’IA? Le déluge sera-t-il « lent » ou « rapide » ? Aurons-nous le temps de nous adapter, d’inventer de nouveaux métiers et vocations, ou devrons-nous, comme les peuples des rivages du Lac Pontique, fuir dans la précipitation ? Après les plaines, quels reliefs seront les premiers à se retrouver sous l’eau?
La seconde question porte sur son étendue : Cette montée des eaux s’arrêtera-t-elle avant d’avoir englouti les plus hauts sommets ? Ou bien la totalité de nos compétences et de nos savoirs est appelée à être dépassée, ringardisée par une intelligence supérieure à la nôtre ? Dit autrement, est-ce que, face à l’IA, l’humanité peut espérer trouver refuge sur un mont Ararat, et en prenant appui sur cette dernière terre ferme, réinventer une société ?
Dans son dernier livre, AI 2041, Ten visions for our Future2, co-écrit avec l’auteur de science-fiction Chen Qiufan, Kai-Fu Lee répond clairement à la première question, et d’une manière plus ambigüe à la seconde.
AI 2041 décrit des sociétés dans lesquelles – grâce à la mise à l’échelle de ruptures technologiques telles que, par exemple, le calcul quantique, la réalité virtuelle / augmentée / mixte, ou l’analyse de nos émotions via la collecte en temps réel de nos micro-expressions faciales – l’IA est devenue omniprésente mais coexiste de manière relativement équilibrée avec les humains. Pour Kai Fu Lee, la montée des eaux de l’IA sera donc un « déluge lent».
Le livre présente dix visions du futur, organisées sous la forme de nouvelles courtes, qui s’enchaînent de manière à nous emmener progressivement de l’anticipation réaliste vers la science-fiction plausible :
Une jeune indienne est cliente de Ganesh Insurance, une FinTech qui, par l’intermédiaire d’une super-app, emmagasine tous types de données d’usage sur ses utilisateurs, lui permettant de réduire ou d’augmenter en temps réel les primes d’assurance. L’héroïne fait face à un dilemme lorsqu’elle tombe amoureuse d’un jeune Intouchable, dont la fréquentation, en raison des biais dans les datasets de Ganesh Insurance, risque d’entraîner une augmentation drastique des primes payées par sa famille;
Un hacker nigérian est embauché par une organisation politique qui, pour déstabiliser un leader de l’opposition, cherche à produire un deepfake d’une précision jamais atteinte. Le hacker finit par se retourner contre son donneur d’ordres et dénonce publiquement le stratagème;
Deux jumeaux coréens surdoués et orphelins façonnent, chacun de leur côté, un assistant éducatif IA à leur image – et l’un d’eux devient avec l’aide de cet assistant, un artiste digital de grand talent;
Une jeune chinoise confinée dans son appartement dans un Shanghai où l’épidémie de Covid n’ a jamais cessé, vit entourée de ses robots domestiques, jusqu’au jour où, en fabriquant un faux passe sanitaire, elle surmonte son agoraphobie et va voir son amoureux en réanimation, qui trouve son salut grâce à un médicament découvert par une IA;
Une japonaise au chômage, dans le cadre d’un jeu vidéo expérimental en réalité augmentée, rentre en conversation avec le fantôme numérique de son idole, une star du rock déchue, dont elle doit élucider le meurtre. Cette expérience lui permet de se découvrir une vocation de romancière;
Un adolescent sri lankais rejoint comme « ghost driver » une société de voitures autonomes, et sauve plusieurs vies humaines en “prenant la main” à distance sur une flotte de véhicules autonomes qui va porter secours à des touristes pris en otage par des terroristes dans un temple de Colombo;
Un savant français brisé par la mort de sa femme et sa fille dans un méga-feu de forêt accomplit une percée majeure et solitaire dans l’informatique quantique, lui permettant de pirater un énorme portefeuille de bitcoins, dont la vente finance l’achat d’une flotte de drones qui détruit tous les points névralgiques de l’internet mondial, plongeant le monde dans un nouveau moyen-âge;
Une agence de placement de travailleurs sur la Côte Ouest des Etats-Unis, qui réalloue les salariés remplacés par l’IA se fait « disrupter » par un concurrent qui envoie les chômeurs, en l’espèce des ouvriers du bâtiment laissés sur le carreau, dans une réalité virtuelle où on leur donne l’illusion qu’ils travaillent, mais où en réalité ils entraînent sans le savoir des robots appelés à les remplacer;
Un « île du bonheur » où des hommes et femmes vivent dans une réalité augmentée qui, grâce à des capteurs d’émotions, s’ajuste en temps réel pour leur procurer un bonheur hédoniste, mais sans enjeux ni perspectives. Le protagoniste reprogramme l’algorithme pour réintroduire de l’incertitude, seule garante d’un sentiment de bonheur authentique;
Une jeune aborigène australienne prend un emploi de garde malade auprès d’une retraitée, dans une “société de la plénitude” basée sur le revenu universel, où l’IA combinée à une révolution écologique rend tous les biens accessibles, et le travail n’est plus payé en argent, mais en «unités de reconnaissance ».
Si l’on met de côté, ne serait-ce qu’un instant, que la seule histoire qui finit vraiment mal a pour protagoniste un Français misanthrope, désabusé et dépressif, le point principal à retenir ici est qu’une majorité d’histoires trouvent en fait une issue positive. Et, plus précisément, une issue où l’humain finit par prendre le dessus sur une Intelligence Artificielle qui, tout compte fait, est là pour l’aider, pour l’augmenter.
Kai-Fu Lee est un optimiste mais, pour lui, notre capacité à coexister avec l’IA suppose de remplir les conditions suivantes, toutes immensément exigeantes :
Le cadre réglementaire de l’IA doit être strict, et les données personnelles collectées, bien que massivement utilisées, doivent rester confinées à un usage précis. Dans le monde de Kai-Fu Lee, les buts de l’IA sont clairement définis, ses algorithmes explicables, ses datasets d’entraînement non biaisés, et ses modèles sont entraînés sur des infrastructures décentralisées. Atteindre ce degré d’exigence réglementaire et éthique serait, déjà aujourd’hui, une prouesse;
Les Etats doivent pleinement jouer leur rôle, dans un combat à mener de front avec celui de la transition écologique, pour rendre accessibles à tous, et en abondance, un certain nombre de biens essentiels dont le coût marginal de production, grâce à l’IA, a vocation à devenir pratiquement nul : nourriture, santé, éducation, mais aussi transports et habillement. Le Revenu Universel fait partie des options envisageables, mais il n’est pas la seule;
Le remplacement de certaines tâches par l’IA3 peut et doit conduire à inventer simultanément des métiers nouveaux (par exemple architecte de réalité virtuelle) et réinventer des rôles anciens (par exemple coach éducatif dans un secteur de l’éduction où l’IA aura vocation à endosser les fonctions d’apprentissage et d’évaluation).
Kai-Fu Lee admet que le chemin pour réaliser simultanément ces trois conditions est étroit, mais la montée des eaux devrait être suffisamment progressive pour y parvenir. Pour lui, l’humanité à l’horizon 2041 pourrait rentrer peu à peu dans un “Âge de la Plénitude”, bien loin de la vision pessimiste d’un Yoel Noah Harrari et sa “useless class”.
Là où Kai Fu Lee est en revanche beaucoup plus évasif, c’est sur la seconde question : la montée des eaux finira t elle par avoir raison des plus hauts sommets du “Paysage de Moravec” ? En d’autres termes, va-t-on vers une Singularité ? Selon certains chercheurs dont Kai-Fu Lee relate les travaux à la fin du livre sans totalement les contredire, la Singularité, ce moment où l’IA s’engagera dans une trajectoire exponentielle de “superintelligence” face à laquelle rien d’humain ne pourra plus rivaliser, pourrait arriver dès 2045 soit… 4 ans après le monde idyllique qu’il nous aura décrit pendant près de 400 pages.
L’ “Âge de la Plénitude” que Kai Fu Lee décrit à travers l’essentiel de ses 10 nouvelles sera-t-il le sommet du Mont Ararat ? Un point d’appui solide et durable? Ou bien une parenthèse dorée, un instant suspendu avant l’engloutissement définitif par les eaux?
Cette Eclectique marque le début d’un court cycle sur l’IA. Si la notion de Singularité a été brièvement évoquée, elle pose tellement de questions nouvelles qu’elle mérite que j’y consacre la totalité du prochain volume. A quoi ressemblerait le monde après la Singularité? Eléments de réponse la semaine prochaine….
Les expressions “Déluge lent” et “Déluge rapide” sont de moi
Date de première publication : Septembre 2021, disponible aux Editions 2021
Selon les sources, entre 30 et 50% des tâches actuellement réalisés par des humains pourraient être réalisés plus efficacement par une IA à moyen terme. Ainsi, selon les chercheurs Frey et Osborne, dans une étude déjà ancienne menée en 2017, 47% des travailleurs américains occupaient une activité professionnelle présentant un risque d’automatisation.
On pourrait peut-être les débrancher avant qu ils soient trop envahissants ces robots IA. Histoire d éviter d avoir recours à l obscurité généralisée comme dans the Matrix 😏