Les Eclectiques, Vol. 18 - La carte à l'échelle 1:1
Quelle est la différence entre la carte et le territoire ?
Dans l’Aleph, Jose Luis Borges imagine l’existence d’un pays lointain dont les habitants sont tellement obsédés par la précision qu’ils créent des cartes du monde toujours plus grandes et détaillées. D’abord de la taille d’une ville, puis d’une province, puis, à la fin, du monde entier. Une carte qui se superpose parfaitement au monde. Une carte à l’échelle 1:1. C’est évidemment un rêve impossible, car il n’y a pas d’autre représentation du réel dans sa totalité… que le réel lui-même. C’est précisément pour cela que, notamment dans le domaine de la stratégie militaire et, par extension, de la stratégie d’entreprise, vivre le territoire aura toujours plus d’impact qu’analyser la carte.
C’est tout le sens de l’une des histoires que nous raconte le journaliste américain Malcolm Gladwell dans Blink, une somme de récits qui illustrent le pouvoir de l’intuition. Et la capacité qu’a celle-ci à surpasser, notamment dans des moments où il faut prendre des décisions essentielles, les méthodes analytiques traditionnelles. Dans le récit intitulé The Big Victory of Paul Van Riper, Gladwell décrit le déroulement d’un wargame de grande ampleur mené par l’armée américaine. Ces simulations informatiques très coûteuses, minutieusement préparées, ont pour objectif de tester l’efficacité des nouvelles doctrines militaires du Pentagone. Dans le cas présent, un dictateur du Moyen Orient, à la tête d’un Etat-voyou, représente un danger pour toute la région car il soutient des groupes terroristes. A ce titre, l’armée américaine souhaite mener une guerre préventive. Ce jeu a été organisé, j’aurais du commencer par là, en 2002.
Pour endosser, dans le jeu, le rôle de l’antagoniste, les organisateurs demandent au général Paul van Riper, un héros du Vietnam, de sortir de sa retraite. Après quelques semaines de préparation, à la veille du démarrage du jeu, les belligérants sont prêts :
D’un côté, on a l’Equipe Bleue, a.k.a. l’armée américaine, a.k.a les gentils. Sa puissance de feu, la quantité astronomique de données de renseignements sur lesquelles elle peut s’appuyer et la rigueur de sa chaine de commandement lui donnent naturellement un statut de favori. Côté Bleus, on trouve derrière l’écran essentiellement des analystes militaires du Pentagone.
De l’autre, on a l’Equipe Rouge, a.k.a l’état-voyou , a.k.a les méchants. Les moyens technologiques et militaires des Rouges sont insignifiants à côté de ceux des Bleus, mais ils peuvent s’appuyer sur leur connaissance du terrain et sur de solides relais au sein de la population. Côté Rouges, on trouve derrière l’écran notamment des traders recrutés sur le floor par Van Riper. Ces derniers sont totalement ignorants en stratégie militaire et n’éprouvent aucun intérêt pour la géopolitique du Moyen Orient, mais ils savent prendre des décisions quasi-instantanée en s’appuyant sur une quantité très limitée d’informations1.
Le matin du premier jour du jeu, les Bleus démarrent leur offensive avec une frappe de missiles qui détruit tous les moyens de communication digitaux de l’Equipe Rouge. Un coup mortel pour les Rouges? Pas vraiment, car le soir même, ce sont bien les Rouges qui auront coulé seize navires de guerre et tué vingt-mille soldats.
L’embarras au Pentagone est immense. En s’appuyant uniquement sur des moyens de communications analogiques et sur quelques zodiacs remplis d’explosifs, les Rouges ont infligé aux Bleus, en une journée, des pertes équivalent à près de 10 Pearl Harbor.
Comment ont-ils réussi cela ? En misant sur le territoire plutôt que sur la carte. Et, pour cela, en adoptant une stratégie basée sur trois principes de sobriété :
Une sobriété informationnelle : Pendant que l’Equipe Bleue analysait une montagne de reportings sur les tensions religieuses et communautaires, sur l’histoire du chiisme, et sur l’âge et les préférences alimentaires du raïs, l’Equipe Rouge, indifférente à tout ça, se contentait de rassembler les témoignages des gamins des villages sur la position des navires et les mouvements des troupes;
Une sobriété communicationnelle. Notre cerveau est structuré et spécialisé de telle manière que certaines actions, certaines décisions - j’y reviendrai abondamment lorsque je parlerai dans quelques semaines de Daniel Kahneman - se prêtent peu à la verbalisation et à l’explication. Pire, l’excès de communication et de reportings peuvent tuer l’efficacité décisionnelle. Van Riper a donc pris le risque calculé de mener une guerre en communicant de manière minimale avec ses lieutenants;
Une sobriété organisationnelle : Les chaines de commandement et de contrôle trop longues et rigides ralentissent les décisions et diluent les responsabilités. Une latitude maximale doit être donnée à ceux qui sont sur le terrain, via, comme le fit l’armée mongole en son temps, la création de petites unités agiles, autonomes et se coordonnant de manière minimale.
Combinés, ces trois principes de sobriété auront conféré aux Rouges un avantage décisif en terme d’antifragilité et de spontanéité décisionnelle. Pour le vieux général, il n’y pas d’autre moyen de gagner une guerre dans un monde qui reste, malgré nos efforts, désordonné, chaotique et imprévisible. Un monde où la carte à l’échelle 1:1 reste un rêve inaccessible.2
L’histoire de Paul Van Riper me rappelle celle d’un autre vétéran, qui remporta, il y a plus de deux siècles, une guerre contre un conquérant plus jeune, plus puissant, et sans doute plus fin tacticien que lui. Mikhail Koutouzov avait près de 70 ans lorsqu’Alexandre Ier lui demanda de défendre la Russie contre Napoléon.
Sans en être un personnage central, la figure de Koutouzov est omniprésente dans La Guerre et la Paix. Et aucun penseur au monde n’a mieux compris, ni mieux parlé, de la complexité du réel que Tolstoi, et de l’impossibilité de le représenter et a fortiori de la prévoir. Pour Tolstoi, l’histoire humaine n’est qu’un maelström chaotique, formé par l’entrelac d’un nombre infini de micro-événements. Et une infime partie seulement de ces micro-évènements - par exemple le couronnement d’un empereur ou l’assassinat d’un archiduc à Sarajevo - arrive, par hasard, jusqu’à nos livres d’histoires. Et, à partir de ça, nous construisons une représentation du monde qui ne peut être que fausse, incomplète, biaisée.
Alors, si un “grand personnage” n’a pas plus d’influence sur la marche du monde que le plus modeste des fantassins, que peut on faire quand on est le feld-maréchal et que la Grande Armée envahit la Russie? Absolument rien, ou du moins pas grand-chose.
Koutouzov3 a laissé laissé, lentement, patiemment, la Russie s’emparer de Napoléon. Il a laissé le territoire agir. Son peuple, son immensité, son climat.
Koutouzov aura passivement attendu que Napoléon étire de manière insoutenable ses lignes de communication, jusqu’à Borodino. Il aura accompagné, d’une petite tape dans le dos, l’embrasement, verste par verste, de la campagne russe. Et enfin il aura attendu que l’hiver russe recouvre de son manteau blanc les cendres encore fumantes. Jusqu’à ce que la Grande Armée finisse par s’effondrer d’elle-même, engloutie dans l’immensité de la steppe.
Au fond, le vétéran américain et le vieux maréchal russe nous transmettent la même sagesse, sans doute issue de leurs décennies d’expérience : dans un monde où les cartes à l’échelle 1:1 n’existent pas, le vrai rôle, le seul rôle du dirigeant, c’est de créer les conditions pour qu’émergent un ordre spontané et une intelligence collective. Cette sagesse, les dirigeants des grands groupes et organisations - pénalisés par leur trop grande foi dans les process et les reportings - pourraient chercher à s’en inspirer.
Pour les lecteurs de Nassim Nicholas Taieb, ces traders répondent à l’exacte définition du Fat Tony
On ne saura jamais si, après cette première journée mémorable, les Rouge auraient fini par remporter la guerre. Car, mortifié, le Pentagone a changé les règles en introduisant un nouveau missile révolutionnaire que les Bleus utilisèrent pour, à peu de chose près, raser le pays. La doctrine sous-jacente à l’invasion de l’Irak en 2003 a donc été validée sur la base d’une tricherie.
Je parle ici de la manière dont Tolstoi nous relate les évènements, je ne prétends pas connaître la vraie histoire, principe illusoire au demeurant