Les Eclectiques, Vol. 21 - Troisième Rome?
L’Empire Romain a-t-il réellement disparu?
L’ouest de l’Europe et les Amériques ont donné naissance, au cours de leur histoire, à divers empires, royaumes et projets politiques qui se sont vus comme des continuateurs de l’Empire Romain. Pourtant, c’est bien à l’est qu’on trouve la ville qui s’est présentée, avec plus ou moins de constance depuis cinq derniers siècles, comme une « Troisième Rome ». Il s’agit de Moscou. Et si les problèmes de voisinage entre l’Occident et la Russie avaient justement à voir avec une querelle de succession autour de Rome, et de l’idée impériale? Avec une appropriation d’héritage par les uns qui serait vue comme une usurpation par les autres ? Quelle chaine de transmission civilisationnelle et politique relie les Russes d’un côté, et les Occidentaux de l’autre, avec Rome? Le maillon manquant de cette chaîne est à chercher du côté du côté de Constantinople, la Deuxième Rome.
476 – cette date figure dans tous les livres d’histoire. Elle correspond, dans le canon historique occidental, à la “Chute de Rome”. Pourtant, cette année-là, nul désastre militaire à signaler – contrairement à 378, date de la bataille d’Andrinople, à l’issue de laquelle les Goths ont pénétré dans l’espace impérial pour ne plus jamais le quitter. Nulle effusion de sang ou pillages – contrairement à 410, date de la prise de Rome par Alaric, un désastre civilisationnel qui inspira à Augustin l’écriture de la Cité de Dieu.
En réalité, pour les gens ordinaires, 476 fut une année comme les autres. Cette année-là, un soldat romain d’origine barbare, Odoacre, a destitué de son titre l’empereur Romulus Augustule, mettant fin, de fait à l’Empire Romain d’Occident. Dans la foulée de cette destitution, Odoacre accomplit l’acte hautement symbolique d’envoyer les insignes impériales à Zénon, l’Empereur Romain d’Orient en plein exercice, reconnaissant par là-même son magistère sur les régions occidentales de l’Empire, aux mains des barbares.
Plus tard, d’autres rois barbares, comme l’ostrogoth Théodoric, ou le Franc Clovis, prêtèrent à leur tour allégeance à l’Empereur d’Orient, signalant l’évidence à leurs yeux d’une continuité de l’Empire Romain. Et si la Peste du VIème siècle, puis la conquête arabe, ont progressivement créé une distance, le respect, voire la déférence, de l’Occident envers l’Orient sont restés longtemps.
Car depuis des siècles, le cœur de l’ “Empire greco-romain”, pour reprendre l’expression de Paul Veyne, battait dans ses régions les plus prospères et peuplées, en Egypte, au Levant et en Asie Mineure. C’est tout naturellement que l’Empire Romain d’Orient, indifférent au sort d'un Occident fragmenté basculant peu à peu dans le Moyen-Age, a poursuivi après 476 son existence, de manière continue, pendant près de 1000 ans. Si, aujourd’hui, cette entité politique singulière et largement oubliée est connue sous le nom d’Empire Byzantin, ses habitants se sont toujours vus, jusqu’à la fin, comme des Romains.
Certes, ces Romains, tels que nous les décrit Julius Norwich dans son Histoire de Byzance, étaient différents de ceux que nous présentent les manuels scolaires:
Leur capitale n’était pas Rome, mais Constantinople, la Deuxième Rome;
Les Romains d’Orient avaient totalement délaissé le latin pour ne parler entre eux que le grec;
Leur foi chrétienne ardente, intransigeante, ascétique, allait les mener vers l’oubli total des dieux d’autrefois, tout en leur inspirant la création de sublimes images de saints, peintes sur des panneaux de bois doré, les icônes;
Leurs architectes ont peu à peu délaissé les bas-reliefs et colonnades de l’Antiquité, pour inventer des constructions nouvelles, à base de coupoles et de bulbes;
Leur position stratégique au terminus de l’immense steppe eurasiatique a fait d’eux un bouclier naturel de la chrétienté contre toutes sortes d’ennemis – Omeyades, Avars, Vikings, Seldjoukides, Mongols, Timourides, Ottomans, etc.;
Cette même position au carrefour des peuples a également fait d’eux des missionnaires, convertissant notamment à leur foi orthodoxe des peuples vivant de l’autre côté de la Mer Noire, dans la Vallée du Dniepr. C’est ainsi que fut baptisé, en 988, par le patriarche de Constantinople lui-même, Vladimir, Prince de Kiev. Cet évènement marque l’entrée de la Principauté de Kiev dans la sphère d’influence de l’Empire byzantine et sa communauté de croyants.
Pendant ce temps, en Occident, une bien lente recomposition politique et civilisationnelle était à l’œuvre, sous l’effet de la stabilisation des royaumes barbares, notamment celui des Francs. Dans ce monde, l’Empire Romain d’Occident était devenu un souvenir lointain, presque un mythe. Le pape était l’évêque d’une Rome provincialisée, à peine plus qu’un primus inter pares. La rupture civilisationnelle avec l’Antiquité était nette, radicale. Alors, lorsqu’un roi franc, Charlemagne, profitant d’une brève vacance de pouvoir à Constantinople1, proclama, avec l’appui du pape, la renaissance d’un Empire Romain centré sur des régions plus septentrionales de l’Europe, et ayant pour capitale Aix-La-Chapelle, l’Empire Romain d’Orient ne put y voir autre chose qu’une usurpation, une absurdité.
Avec l’alliance de Charlemagne et du pape, une nouvelle chrétienté vit le jour en Occident. A partir de cette date, les chrétientés d’Orient et d’Occident évoluèrent en parallèle, au point d’en oublier peu à peu leur lien ancestral. Ce qui a rendu visible au grand jour le fossé qui s’est creusé au fil des siècles entre Orient et Occident, ce n’est pas le schisme orthodoxe de 1053, mais un évènement bien plus tragique. En 1204, la Quatrième Croisade, sous l’impulsion des Vénitiens, commit l’irréparable. Sur la route de la Terre Sainte, la croisade fit un détour par Constantinople pour brûler, piller, tuer, violer et mettre à sac la Deuxième Rome. Et y fonder une principauté catholique sous l’autorité du pape. Cette principauté catholique était faible, décadente. Elle fut rapidement chassée par la résistance byzantine. L’Empire d’Orient, avec la dynastie des Paléologues, fut restauré, mais, brisé moralement et économiquement par ce désastre, il ne se releva jamais complètement. Tel un fantôme du passé, il survécut encore plus de deux siècles. En 1453, l’Empire Romain d’Orient n’était que l’ombre de lui-même lorsque le sultan ottoman Mehmet II, avec ses canons, vint pour de bon à bout des murailles de Constantinople.
Le dernier Empereur Romain d’Orient est mort pendant la bataille, l’arme au poing. Si Romulus Augustule portait le nom du mythique fondateur de Rome, Constantin XI Paléologue, le dernier Empereur Romain d’Orient, par un curieux hasard, portait le même nom que le fondateur de la cité du Bosphore, qui pendant près de 1000 ans avait prolongé l’existence de Rome.
Est-ce que, pour autant, 1453 marqua réellement la fin ? Certains prétendent que non. Car Constantin XI avait une nièce, Zoé Paléologue. Et cette nièce s’est mariée à Ivan III, le souverain d’un état slave en plein essor, la Principauté de Moscou. Ivan III reçut en dot l’aigle à deux têtes, blason de l’Empire byzantin, et emblème de la Russie jusqu’à ce jour. Il n’en fallut par plus pour que les commentateurs de l’époque2 voient là une translatio imperii, Moscou devenant, par l’effet d’une continuité dynastique et spirituelle, « la Troisième Rome ». Et, à ce titre, investie de la même “mission civilisatrice et évangélisatrice” que ses aînées. Cette mission, la Russie s’y est attelée avec zèle, notamment avec les campagnes d’Ivan le Terrible, petit-fils de Zoé, et donc arrière-petit-neveu du dernier Empereur Romain d’Orient, qui firent de lui le premier Czar (césar) de Toutes les Russies.
Alors que, en Occident, le Saint-Empire Romain Germanique – héritier de l’Empire de Charlemagne, le royaume de Prusse, la France napoléonienne, l’Allemagne nazie et les Etats-Unis d’Amérique, ont successivement et chacun à leur manière revendiqué, à travers l’emblème de l’aigle impérial, l’héritage de l’Empire, force est de constater que la filiation civilisationnelle et la continuité politique / dynastique sont plus fermement établis en Orient, comme le montre le schéma plus haut.
Depuis le XVIème siècle, la théorie de la Troisième Rome a connu des hauts et des bas. Elle perdit notamment beaucoup de son sens lorsque Pierre le Grand choisit de délaisser Moscou pour créer Saint-Pétersbourg, une nouvelle capitale tournée vers l’Occident. Mais le rejet de l’Occident, de son matérialisme, de son positivisme sont restés bien vivants, notamment dans la littérature. Lev Nikolaievitch Mychkine, l’Idiot de Dostoïevski n’est rien d’autre que le “Christ russe” incarné, qui affiche ouvertement ses convictions slavophiles dans un monologue fiévreux, qui précède de peu sa rechute dans la folie.
Si Dostoïevski nous parle du Christ russe, Boulgakov nous parle lui de Satan. Je garde en mémoire un passage mémorable, à la fin du Maître et Marguerite, au cours duquel Woland (le nom donné à Satan dans le livre) et son fidèle démon Azazel admirent depuis une terrasse un coucher de soleil sur les toits et les nombreuses coupoles de Moscou. Lorsque Woland dit, songeur, “Quelle ville intéressante n’est-ce pas?”, Azazel répond, “Je préfère Rome”. On ne saura jamais si cette réponse énigmatique d’Azazel constitue une confirmation, ou une infirmation, de la théorie de la Troisième Rome.
Quoi qu’il en soit, la Théorie de la Troisième Rome, même si elle ne dit pas son nom, semble être revenue en force avec la politique menée par Vladimir Poutine. Dans sa volonté d’annexion de l’Ukraine, trait d’union territorial, historique et spirituel de la Russie avec l’Empire Romain d’Orient, Vladimir Poutine souhaite montrer que lui, et lui-seul, est le dépositaire de l’autorité impériale. Que l’Empereur Romain, c’est lui, et personne d’autre.
Si le vrai visage de l’“idée impériale”, c’est le tragique spectacle qui, après la Syrie, nous est actuellement offert par la Russie en Ukraine, alors nous, Européens, pouvons être fiers de ne pas en être les héritiers. Être fiers d’avoir tourné le dos à Rome. Être fiers d’avoir privilégié la voie de l’Union à celle de l’Empire.
Il ne s’agissait du reste pas tant d’une vacance de pouvoir que d’une régence assurée, sacrilège, par une … régente!
Notamment le moine orthodoxe Philothée