Les Eclectiques, Vol. 11 - Le Grand Inquisiteur
« Faut-il choisir la Liberté ou le Bonheur ? »
Il y a quelques semaines, je partageais ici la plus ancienne question de philosophie dont je me souvienne. Aujourd’hui, c’est sur la dernière de ma vie de khâgneux que j’aimerais m’attarder.
Il m’arrive, encore aujourd’hui, 20 ans après, de repenser à cette question. Beaucoup de philosophes et hommes politiques de tous bords, de toutes époques et de toutes origines ont exprimé un avis sur la liberté et le bonheur, et sur le primat éventuel de l’un sur l’autre. En ce qui me concerne, à défaut d’une réponse, je me contenterai d’évoquer un extrait de la littérature russe, que je considère comme l’un des sommets de la pensée humaine.
Nous sommes donc à Séville, au XVIème siècle. Il fait nuit. La façade de la Giralda est éclairée par les flammes qui brûlent sur le parvis, en contrebas. Ces flammes, ce sont celles des bûchers sur lesquels flambent des hérétiques. Une foule épaisse se masse pour profiter du spectacle, dans un clair-obscur caravagesque. L’Inquisition fait rage. Nous sommes au chapitre 5 du livre V des Frères Karamazov1, plus connu sous le nom de Parabole du Grand Inquisiteur. Ce poème en prose2, raconté par Ivan, le plus athée des trois frères, à son jeune frère Aliocha, le plus pieux, est un récit dans le récit, un chef d’œuvre dans le chef d’œuvre.
Au pied du minaret de l’ancienne mosquée transformée en temple de l’obscurantisme, au milieu de la populace qui vocifère, se trouve Jésus, revenu sur Terre sans plus d’explications. Il est venu se rendre compte par lui-même de ce que ses successeurs ont fait de ses enseignements. Il s’agit bel et bien du Jésus des Evangiles : « Son cœur est embrasé d’Amour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force ».
Rapidement, un murmure parcourt le parvis, où crépitent encore quelques braises. Car tous ceux qui sont présents le reconnaissent immédiatement, et, aux dires même d’Ivan, « ce serait un des plus beaux passages de son poème que d’en expliquer la raison ». Une foule se rassemble autour de Jésus, qui guérit un vieillard aveugle, puis ressuscite une petite fille. C’est Lui, à n’en pas douter.
Alors que grandit la rumeur, le Grand Inquisiteur, un nonagénaire desséché, « des yeux caves mais où lui encore une étincelle », passe par là. Il voit toute la scène, et comme la foule, n’a aucun doute sur ce qui se déroule sous ses yeux. Comme la foule, le Grand Inquisiteur ne voit pas dans cet individu surgi du néant un faux prophète, un imposteur, ou un charlatan, mais bien le Jésus des Evangiles.
L’Inquisiteur demande à sa garde de s’emparer de Lui, de L’emmener et de L’enfermer dans un cachot. Plus tard il rend visite à son prisonnier. Il commence par lui demander de décliner son identité. (« C’est Toi, Toi ? »). Mais face au silence de Jésus, l’Inquisiteur se lance dans un long monologue, qui commence par les paroles suivantes : « Ne dis rien, tais-toi ( …) Tu n’as pas le droit d’ajouter un mot à ce que tu as dit jadis. Pourquoi es-tu venu nous déranger ? »
Pourquoi es-tu venu nous déranger. Le retour de Jésus sur Terre n’a rien d’eschatologique. Il n’a rien d’une délivrance. Bien au contraire - Jésus vient perturber un ordre établi. Et pour avoir commis cette faute, Le Grand Inquisiteur, qui en cette heure, ne représente pas uniquement les Jésuites, mais toute les Eglises chrétiennes du monde, toute l’humanité, annonce à Jésus que, comme un vulgaire hérétique, il sera brûlé dès le lendemain. A travers l’Inquisiteur, L’Eglise choisit donc d’assassiner ce pourquoi même elle lutte depuis quinze siècles.
Mais pourquoi donc, interrompt alors Aliocha? Pourquoi ?
Aliocha aura sa réponse. Car après l’annonce de la sentence, l’Inquisiteur explique son geste à Jésus. Selon lui, l’Eglise s’efforce depuis quinze siècles de réparer un grand tort fait par Jésus à l’humanité. Et ce tort, c’est celui d’avoir placé la Liberté – un concept difficile, abstrait, exigeant - au-dessus de tout, y compris, plus prosaïquement, du droit de manger à sa faim, ou de vivre en sécurité. En un mot, Jésus a placé la Liberté au-dessus du Bonheur.
Pour nous autres occidentaux sécularisés, laïcisés, et habitués à voir dans l’Eglise une structure autoritaire et réactionnaire davantage qu’émancipatrice, la Liberté Evangélique est difficile à saisir. Du moins tant qu’on ne s’est pas plongé dans un épisode essentiel des Evangiles, auquel fait référence le Grand Inquisiteur pour justifier sa décision, qui sont les trois tentations du Christ. Détaillées en particulier dans l’Evangile de Matthieu, le Christ est soumis par le Malin, lors de sa retraite dans le désert, à une triple tentation :
Celle de changer les pierres du désert en pain. Jésus refuse, se privant ainsi de la possibilité de nourrir le peuple qu’il est venu sauver, et qui manque de tout;
Celle de se jeter du haut d’une colonne du Temple afin que les anges le sauvent miraculeusement de la mort sous les yeux de tous. Jésus refuse, se privant de la possibilité d’imposer au monde, comme une évidence indiscutable et définitive, sa nature divine;
Celle de devenir le roi du monde. Jésus refuse, se privant de la possibilité d’établir son règne hic et nunc.
Jésus refuse les trois tentations pour deux grandes raisons :
Car “Son royaume n’est pas de ce monde”. L’enseignement de Jésus n’a pas pour objet de créer un nouvel ordre immanent, mais de montrer aux hommes un chemin difficile et solitaire qui n’offre d’autre récompense qu’une liberté souveraine, mais nue.
Car croire, c’est adhérer sans preuves. Chacun doit garder la liberté de croire ou non, sans contrainte, sans preuves, sans évidence. Car évidence est violence. Il ne peut y avoir '“d’obéissance achetée par les pains”. Et face à l’évidence d’un miracle, il n’y a plus de libre arbitre possible. Le pain et les miracles mènent à la tyrannie.
Face au primat accordé par Jésus à la Liberté Evangélique sur tout le reste, l’Inquisiteur s’insurge. Pour lui, Jésus « a choisi des notions vagues, étranges, énigmatiques ». Il se montre trop exigeant envers l’humanité : '“Il n’y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour l’homme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer le don de la liberté que le malheureux apporte en naissant”. En plaçant la Liberté au dessus de tout, Jésus a d’après l’Inquisiteur tourné le dos à ce qui depuis l’aube de l’humanité constitue la Raison d’être de toute religion : Le Mystère, le Miracle et l’Autorité. Trois instruments de pouvoir pour celui qui le détient, que Jésus a écartés pendant son passage dans le désert. Jésus a rejeté ce triptyque, au profit du sien , « La Lumière, la Science, la Force ».
L’Eglise à laquelle appartient le Grand Inquisiteur s’est construite en dénaturant, en niant cette Liberté Evangélique. Mais c’est bien cette négation des origines du christianisme, cette confiscation de la parole de Jésus par ses héritiers, qui ont permis à une secte juive marginale de devenir la première religion universaliste. Car le vrai créateur du christianisme n’est évidemment pas Jésus. Ni même Paul. Le seul et unique maître que servent le Grand Inquisiteur et ses semblables, c’est l’Empereur Constantin. L’unique commandement du christianisme historique, celui qui a édifié des buchers, massacré ses opposants et colonisé la Terre entière, ca n’est pas « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », mais « Tu vaincras sous ce signe », la phrase qui est apparue en 312 dans le rêve de Constantin à la veille de sa victoire décisive au pont Milvius contre Maxence, et qui a déclenché sa conversion, puis celle de tout l’Empire, au christianisme. Et dès sa conversion, Constantin a régné comme l’aurait fait Jésus s’il avait cédé aux tentations. Par le Miracle, en remportant des victoires faisant suite à des présages divins et ayant permis de rétablir l’unité de l’Empire. Par le Mystère, en dépêchant sa mère Hélène en Terre Sainte pour collecter les reliques de la Vraie Croix et instituer un “culte des idoles” complètement contraire aux Evangiles. Par l’Autorité, en dirigeant lui-même d’une main de fer les grands conciles fondateurs du christianisme (Nicée, Calcédoine) lui permettant de consolidant le dogme.
L’Inquisiteur n’a pas honte de le dire à Jésus : « Nous avons pris le glaive de César, et nous t’avons abandonné pour le suivre ». Le christianisme de Constantin a écarté la Liberté, pour faire advenir une communauté rassemblée autour d’un chef, qui en échange de sa son autorité, lui procure nourritures terrestres et spirituelles.
Tout au long du monologue de l’Inquisiteur transparait une forme de sincérité, voire d’émotion. Une sincérité dans la croyance intime que Jésus a emmené l’humanité sur une voie trop étroite. La voie d’une exigence morale et intellectuelle inaccessible au plus grand nombre. Dans la croyance que l’humanité n’était pas prête, et n’est toujours pas prête, pour un tel fardeau. Les continuateurs de Jésus, pour rendre ses enseignements accessibles à tous, n’ont donc pas hésité à endosser l’immense responsabilité morale de sacrifier sciemment la vérité de Ses enseignements, et à les réduire en histoires, légendes et folklores, jugés plus accessibles.
D’autres grandes religions du monde ont choisi elles aussi - comme toute grande organisation humaine qui cherche à durer - de se dénaturer. Le bouddhisme est sans doute le meilleur exemple. A l’origine, le bouddhisme est une religion sans Dieu, qui enseigne un chemin de libération individuelle particulièrement aride, et à l’issue duquel le seul espoir pour se libérer de la souffrance, c’est le néant. Le bouddhisme des origines s’est avéré un bien trop petit véhicule pour emmener l’humanité vers son Salut. Il lui fallut donc bâtir un Grand Véhicule, où furent créés des rites, un clergé, et des divinités intermédiaires, issus notamment de syncrétismes avec d’autres religions. Aujourd’hui, le Mahayana, le bouddhisme du Grand Véhicule, constitue de très loin la forme la plus répandue du bouddhisme. Le catholicisme romain du Grand Inquisiteur est un peu, mutatis mutandis, le Grand Véhicule du christianisme des origines.
A la fin de son monologue, l’Inquisiteur invite Jésus à réagir. Mais Jésus ne dit rien et embrasse l’Inquisiteur sur le front. Désarçonné, l’Inquisiteur laisse finalement partir Jésus. Libre. A croire qu’entre la Liberté et le Bonheur, même le Grand Inquisiteur n’a pas complètement fait son choix.
Je dédie tout naturellement cette Eclectique à mes deux compères, qui se reconnaîtront. Je l’ai écrite pour eux, dans l’espoir que nous puissions enfin reprendre notre conversation entamée il y a 15 ans.
La Grand Inquisiteur est un récit dans le récit, qui développe des intuitions fondamentales sur le libre arbitre et la responsabilité. C’est tout naturellement que me vient l’envie de me pencher, la semaine prochaine, sur un autre récit dans le récit, la Bhagavad-Gita, l’ “évangile des hindous”.
Les Frères Karamazov, de Fedor Dostoievski, date de première publication : 1879; Disponible aux éditions Folio Gallimard
Dostoievski explique au début du chapitre que cette forme littéraire, s’appuyant sur un dialogue imaginaire entre une figure de l’évangile et une figure historique, était courante au Moyen-Âge