Les Eclectiques, Vol. 26 - Dans les bras de Morphée
A quoi bon dormir?
Nous passons en moyenne 27 ans de notre vie à dormir, soit autant que les vies entières de Jimi Hendrix, Amy Winehouse ou Janis Joplin. Comment la sélection naturelle en est-elle venue à accorder une telle place à un comportement qui nous laisse sans défense face aux prédateurs, nous prive de tout lien social et nous empêche de nous livrer à une quelconque activité productive ? Dans Why We Sleep, le neuroscientifique Matthew Walker se livre à une apologie du sommeil qui prend radicalement le contrepied d’une époque qui tend à l’assimiler à la paresse.
Longtemps, nous nous sommes couchés de bonne heure. Sous l’effet des rythmes circadiens, nous baissons tous les jours, sans le savoir, la température de notre corps et diffusons une hormone, la mélatonine, lorsqu’il est temps d’aller dormir. Ces rythmes circadiens sont amplifiés par un mécanisme hormonal indépendant, le cycle de l’adénosine :
Tout au long de la vie, les rythmes circadiens évoluent, ce qui doit nous inviter, en particulier, à être plus indulgents vis-à-vis de nos ados : si ceux-ci vont au lit en pleine nuit pour n’émerger qu’en milieu de matinée, la responsabilité en incombe à un déplacement - malgré eux - de la courbe ci-dessus vers la droite1. Vu à travers le prisme des rythmes circadiens, le jetlag , cet effet secondaire du rapetissement des distances induit par la modernité, est une violence inouïe infligée à notre métabolisme. Il nous faut en effet plusieurs jours et d’immenses efforts pour déplacer la courbe jusque-là où elle doit être, avant de devoir refaire la même chose dans l’autre sens lorsque nous rentrons chez nous. Mais ce qu’il faut surtout retenir des rythmes circadiens, c’est qu’ils nous programment pour dormir chaque nuit environ huit heures.
Cette durée n’est pas choisie au hasard : c’est celle qui permet à nos cinq cycles de sommeil de se déployer pleinement. Ces cycles sont eux-mêmes composés de plusieurs types de sommeil, comme on le voit ici:
Ce qu’on remarque tout de suite sur ce graphique, c’est que la composition du sommeil varie sur chacun des cycles, qui ne sont donc pas additifs mais complémentaires. Ainsi le Cycle 5, qui intervient en toute fin de nuit, concentre à lui seul la plus grande partie du sommeil REM, qui est le sommeil des rêves. Lorsqu’un enfant doit se lever à 5h45 pour attraper le bus de ramassage scolaire de 6h45 et arriver à l’école pour 7h45, il réduit peut-être la durée totale de sa nuit de 15 / 20%, mais sa quantité de sommeil REM est, quant à elle, amputée de 40 à 50%. Est-ce si grave ? Oui, car ces différents types de sommeils sont non-substituables et remplissent chacun une fonction bien précise :
Le NREM (“non-REM”), le sommeil sans rêves2, se décline en quatre catégories. Le NREM a une mission essentielle : assurer le transfert des souvenirs de notre mémoire de travail court-terme vers la mémoire de long-terme, et plus exactement de l’amygdale vers le néo-cortex, siège de nos fonctions cognitives les plus avancées. Un manque de sommeil - en désactivant les fonctions NREM - rend donc ce transfert impossible. Faute de pouvoir être transférés au bon endroit, ces souvenirs ne pourront pas être stockés et retravaillés par le REM (voir plus loin). On a tous connu cette même sensation, après quelques nuits trop courtes, de ne plus pouvoir rien absorber : comme une éponge gorgée d’eau, l’amygdale est saturé, et faute de pouvoir déverser ses informations dans le néo-cortex, ne peut plus emmagasiner le moindre souvenir ou connaissance nouvelle;
Le REM est traditionnellement associé aux rêves. Parmi les multiples explications plus ou moins freudiennes à l’existence des rêves, l’auteur retient les suivantes :
Le rêve permet de métaboliser nos émotions négatives. Pour cela, l’auteur décrit une expérience menée sur des vétérans de l’armée américaine : les cauchemars des patients atteints de PTSD3 , c’est en réalité leur cerveau qui essaie, comme un disque rayé, de rejouer chaque nuit le traumatisme passé pour le "digérer", mais qui en est empêché par la quantité trop élevée d’une hormone liée au stress, la noradrénaline. En faisant baisser artificiellement la quantité de noradrénaline, l'expérience montre que les cauchemars s’estompent peu à peu, et que la santé mentale des vétérans s’améliore : en pouvant à nouveau rêver librement, les vétérans ont pu plus facilement tourner la page de leur trauma;
Le rêve permet d’affuter notre intelligence émotionnelle. Là encore, les expériences menées par la communauté des chercheurs spécialisés dans le sommeil montrent qu’on est bien meilleurs pour décoder les expressions et les intentions d’autrui - un atout essentiel pour l’espèce sociale que nous sommes - lorsqu’on a bénéficié d’une quantité adéquate de sommeil REM;
Les rêves nous rendent plus créatifs et améliorent notre capacité à résoudre des problèmes. A la manière d’un modèle de deep learning, le cerveau entraîne pendant qu’il rêve différents modèles du monde, inférences, chaînes causales, qui peuvent paraître contre-intuitifs pour un esprit éveillé. Et il le fait bien souvent en utilisant comme dataset les souvenirs les plus récents. La bizarrerie de nos rêves est donc précisément ce qui nous permet de trouver dans l’éveil des solutions innovantes à des problèmes jusque-là insolubles. Mendeleïev, qui était à la recherche depuis des mois d’une clé de lecture pour ordonnancer la matière, a "vu” dans un rêve ce qui allait devenir le tableau périodique des éléments. De la même manière, Edison gardait toujours près de sa table de chevet un carnet pour noter à son réveil ses impressions dans ce bref instant du réveil où nos rêves sont encore là. Enfin, on peut se rappeler que la Recherche du Temps perdu commence par l’endormissement du narrateur, suivi de ses réveils nocturnes. Proust a sans doute trouvé une partie de son inspiration dans le délicat interstice qui au réveil, sépare le rêve de la pleine conscience.
Le sommeil, à travers le bon déploiement de ses cycles, est donc à n’en pas douter une force de changement positif pour l’humanité. Mais est-ce que ça rend pour autant les nuits de huit heures vraiment indispensables? Les résultats de très nombreuses expériences dans des domaines liés à la santé ou aux performances cognitives4 montrent que oui, en dégageant notamment les grands principes suivants :
Les gens qui dorment un peu moins de huit heures par nuit ont des résultats aux différents tests plus proches de ceux qui ne dorment pas du tout que de ceux qui dorment normalement: les huit heures sont non-négociables;
Le sommeil n’est pas un établissement de crédit : le sommeil perdu ne peut pas être “remboursé” plus tard, même avec des intérêts : les heures de sommeil non prises en semaine ne sont pas rattrapables le week-end, elles sont perdues à jamais;
Sur une très longue liste d’indicateurs sanitaires, cognitifs ou sociétaux, le manque de sommeil diminue les performances ou augmente les risques d’un ordre de grandeur d’au moins 20 à 40%, avec parfois des valeurs bien plus extrêmes :
Sur la santé physique : les adultes de plus de 45 ans qui dorment moins de six heures par nuit feraient face à un risque de subir un accident cardio-vasculaire 200% plus élevé. Le manque de sommeil pourrait aussi jouer un rôle clé dans le développement de certaines maladies dégénératives comme Alzheimer, ainsi que dans la baisse de la fertilité, et de l’immunité, la survenance de l’obésité, et quantité d’autres affections graves;
Sur l’accidentologie : le risque d’accident de voiture est multiplié par 1,3x lorsqu’on dort entre 6 et 7 heures (soit +30%), 1,9x entre 5 et 6 heures (+90%) et 4,3x entre 4 et 5 heures (+330%…);
Sur la réussite scolaire : une expérience menée sur une école américaine ayant décalé l’heure de rentrée des élèves d’une heure a montré une amélioration des performances aux tests de 10 et 20% avant et après ce changement d’horaire;
Sur la prospérité économique : Au niveau de la société dans son ensemble, une étude mentionnée par l’auteur évalue le coût du manque de sommeil à, en moyenne, 2% du PIB.
Pour autant, malgré cette accumulation d’indices, Walker ne parvient pas à atteindre pleinement son objectif : démontrer de manière définitive à une société qui érige les nuits courtes et le jetlag en totems de la réussite sociale que réparer notre sommeil devrait être une « grande cause ». Car, en dépit de toutes les études qu’il met en avant, il ne parvient jamais à établir le lien de causalité simple, direct et indiscutable entre sommeil et santé mentale / physique que notre cerveau réclame. Et pour cause : ce lien n’existe pas. Notre cerveau ne sait pas bien appréhender des chaînes causales complexes et étalées sur une longue période temps. Nous savons que réduire nos émissions de CO2 en adoptant un comportement de sobriété à tous les niveaux maintenant pourrait avoir un effet bénéfique dans 20 ans. Nous savons - en particulier après la lecture de ce livre - que dormir huit heures par nuit aujourd'hui pourrait permettre de réduire fortement les risques d’infarctus ou d’Alzheimer dans 20 ans. Mais notre cerveau reptilien, notre "Elephant in the Room", notre “Système 1”5, guidé par la recherche de gratifications immédiates et par la quête du moindre effort, n'a pas été conçu pour obéir aux injonctions de notre cerveau rationnel, notre "Système 2", surtout lorsque ces injonctions supposent d'agir avec discipline et engagement sur le temps long. Et manque de chance, c’est le plus souvent le Système 1 qui décide.
Charge donc à notre Système 2 de sans cesse rappeler au Système 1 que si éteindre la lumière derrière soi et passer une bonne nuit de sommeil ne sauveront peut-être pas le monde, ils peuvent grandement y contribuer.
Certains psychologues évolutionnistes avancent que cette propension des ados à la vie nocturne a été sélectionnée au fil des âges pour leur laisser une plage de temps loin des adultes plus propice à la découverte et l’expérimentation
Même si, paradoxalement, c’est également le sommeil du somnambulisme
Post-traumatic stress disorder
Principalement des A/B tests mesurant différentes variables sur des groupes aléatoires de sujets qui, sur quelques nuits, dorment, ne dorment pas, ou dorment moins de huit heures
Pour reprendre la terminologie de Daniel Kahneman développée dans son classique « Thinking - Fast and Slow » que je tease ici et sur lequel je reviendrai