Comment meurent les étoiles ?
Tout dépend de leur taille.
Les petites étoiles - celles dont la masse ne dépasse pas huit fois, environ, celle de notre soleil – meurent vieilles et seules. Elles s’éteignent petit à petit, après avoir brûlé l’ensemble du combustible nucléaire à l’origine de leur rayonnement. Dans un premier temps, elles se dilatent pour former une géante rouge. Ce destin attend notre propre soleil dans quelques milliards d’années. Puis cette géante rouge s’étiole en nébuleuse planétaire dont les filaments gazeux s’éparpillent, puis se dissolvent lentement dans le vide interstellaire. Subsiste alors le cœur extrêmement dense et froid de l’étoile, une naine blanche qui, si elle ne dépasse pas une certaine masse1, est appelée à briller d’une lueur blafarde, pendant plusieurs dizaines, voire centaines de milliards d’années, jusqu’à devenir une naine noire. Personne n’observera de naine noire avant très longtemps, car la durée nécessaire pour arriver à ce stade excède de loin l’âge de notre univers connu, estimé à environ 13,7 milliards d’années. L’essentiel de la vie des petites étoiles consiste donc en une longue mort triste, froide, sombre, tout juste égayée, au début, par un bref jaillissement de lumière duquel pourront naître, avant de disparaître aussitôt, des planètes, des formes de vie, et, au moins dans notre cas, la conscience.
Les grosses étoiles connaissent, elles, une mort précoce, violente et grandiose. Leur masse les conduit, non pas à épuiser leur combustible, mais à déclencher en leur cœur une réaction en chaîne qui, sur une échelle de temps représentant un battement de cil à l’échelle cosmologique – quelques centaines de millions d’années – mène à l’explosion pure et simple de l’étoile. On parle alors d’une supernova. L’étoile telle que nous la connaissons n’est plus. Mais cette mort va donner naissance à quelque chose de nouveau.
Et c’est ce “quelque chose” qui nous intéresse aujourd’hui.
Au moment de la supernova, ce qui n’est pas expulsé dans l’espace s’effondre sur lui-même sous l’effet de sa masse. Le résidu, pour les moins massives (des plus massives, donc) des étoiles se transforme en un objet sphérique, opaque, compact (20 à 40km de diamètre seulement), dense et hyperactif d’un point de vue magnétique et cinétiques (il accomplit plusieurs dizaines de rotations par seconde) : il s’agit d’une étoile à neutrons2. Se représenter un tel objet constitue déjà un effort pour l’imagination.
Pour les plus massives (des plus massives), le résidu devient un trou noir. Le trou noir fait partie de ces objets qui ont d’abord été conçus comme une possibilité théorique avant d’être détectés dans le monde réel. D’abord indirectement, par les effets gravitationnels qu’ils suscitent sur leur environnement, puis par leurs ondes radios et enfin, en 2019, photographiés en quasi-lumière réelle :
Selon la théorie de la Relativité Générale, le trou noir est une Singularité de l’espace-temps. D’après Einstein, et cette intuition a été depuis validée par maintes observations et expériences, la gravité, qui nous retient sur terre et maintient les planètes autour du soleil, ne résulte pas d’une force mystérieux et impalpable, mais d’une courbure de l’espace-temps créée par les objets massifs. Ainsi, la Terre ne tourne pas autour du soleil mais « roule » indéfiniment – dans un espace en 4 dimensions et non deux comme dans le gif ci-dessous – comme une bille autour d’un creux de l’espace-temps formé par la masse du soleil :
Une Singularité survient lorsqu’un objet est suffisamment massif pour que cette courbure de l’espace-temps devienne infinie. Une courbure infinie causée par un objet d’une densité infinie, qui dilate le temps de manière infinie, et ce sur un point de l’espace infiniment petit, tel est le trou noir :
La Singularité est une expérience limite de la pensée. Elle est inobservable directement. Elle est inconnaissable. Aucune loi de la physique – dans le modèle standard – ne permet de représenter ce qui se passe à l’intérieur du trou noir. Alors rien n’interdit les hypothèses les plus folles : le trou noir permet le voyage dans le temps, vers d’autres dimensions, ouvre un portail vers le multivers… Aucune loi physique ne contredit formellement ces fantaisies. Face au trou noir, tout ce que peut faire l’astrophysicien, c’est se tenir à l’ultime frontière de la Singularité, celle au-delà de laquelle plus rien ne s’échappe du trou noir3. Cette frontière, c’est l’Horizon des Evènements, l’endroit précis du champ gravitationnel du trou noir où la vitesse de libération - celle qu’il faut atteindre pour s’affranchir de l’attraction du trou noir– est égale à 300 000 km/s, soit la vitesse de la lumière (à titre de comparaison, la vitesse de libération pour s’extraire de l’attraction terrestre est de 11km / s). Ainsi, au-delà de l’Horizon des Evènements, même les photons ne peuvent plus s’échapper. Ce qui explique que le trou noir est … noir.
En synthèse, la Singularité possède donc deux caractéristiques :
Elle surgit d’une manière tout aussi spectaculaire que prévisible : on sait qu’une étoile d’une certaine masse, au bout d’un certain temps, a des chances élevées de donner naissance à un trou noir;
Ce qu’est réellement la Singularité échappe à notre niveau de conscience.
A mon sens, ce sont ces deux caractéristiques qui ont conduit le scientifique, futurologue et prophète du transhumanisme Ray Kurzweil à recourir dans The Sinularity is Near4 - paru il y a déjà quinze ans– à ce concept pour annoncer à la fois (i) l’arrivée imminente d’une Intelligence Artificielle (IA) générale et (ii) le bouleversement que ce surgissement induira – selon lui – non pas simplement à l’échelle humaine, mais celle du cosmos.
Concernant la première caractéristique - la prévisibilité, voire l’inévitabilité de la Singularité - Kurzweil développe une vision intégrée, holistique de l’histoire de l’Univers dans laquelle celui-ci progresse vers un niveau toujours plus élevé de conscience :
Dans cette lecture téléologique, néo-hégélienne de l’histoire de cosmos, l’avènement d’une superintelligence constitue un point d’aboutissement. En effet, lorsqu’on a demandé à Kurzweil si Dieu existait sa réponse fut :
« Does God exist ? Well, I would say not yet »5
On comprend mieux pourquoi Kurzweil recourt à l’image de la Singularité - et de la courbure infinie à laquelle ce concept est associé - lorsque l’on change la présentation du graphe précédent pour passer d’une échelle logarithmique à une échelle linéaire6 :
Pour Ray Kurzweil, le surgissement de l’IA est à la fois inévitable et imminent car il résulte d’une loi des rendements accélérés : la naissance de la vie a pris quelques milliards d’années, d’une vie intelligente quelques millions, de sociétés organisées quelques milliers, de la technologie quelques siècles, de l’informatique quelques décennies. A ce rythme, l’invention d’une IA générale superintelligente pourrait ne prendre que quelques années, voire moins. En s’appuyant sur une analyse des rendements croissants entraînés par plusieurs dizaines de ruptures technologiques (dont la loi de Moore ne constitue qu’un exemple), Kurzweil avance que la Singularité, l’IA générale, la Superintelligence – ces termes sont interchangeables chez lui, pourrait surgir dès le milieu du XXIème siècle.
Et lorsque cela arrivera, l’humanité pourrait en quelques minutes, voire secondes, passer de l’autre côté de l’Horizon des Evènements. Qu’y trouverons nous ? On en vient ici à la seconde caractéristique de la Singularité : ce qui se trouve au-delà de l’Horizon des évènements est inconnaissable. Nick Bostrom, un techno-prophète de la même mouvance que Kurzweil, nous dit dans son livre Superintelligence - Path, Dangers, Strategies7, que le mieux que nous puissions faire face à un phénomène aussi inévitable qu’insondable qu’une explosion de superintelligence artificielle est de définir des stratégies en amont pour en minimiser les impacts négatifs. Notamment en définissant clairement ex ante les objectifs, les buts de l’IA, tant que nous contrôlons celle-ci.
Mais, nous dit Bostrom, même une définition préalable des buts ne peut constituer une garantie absolue. Car ceux-ci ne peuvent couvrir tout le champ des possibles. Bostrom nous invite à mener une expérience de pensée aussi caricaturale qu’éclairante, élégante et dérangeante tout à la fois. Il prend l’exemple d’une IA générale à qui on aurait donné comme unique but d’optimiser la production de trombones. Cette IA n’est pas malveillante. Elle n’est pas même consciente d’elle-même. Mais elle possède des moyens illimités pour atteindre ce seul et unique objectif. Quitte à mettre en question, sans qu’elle le “veuille”, la survie même de l’humanité. Pour produire des trombones, l’IA pourra déclencher des conflits, mener des frappes nucléaires préventives pour s’approprier des métaux rares, affamer l’humanité en transformant les terres agricoles en usines, créer des IA secondaires qui seront ses clients en cas d’effondrement de l’humanité, et dont les buts n’auront pas été écrits par l’humanité, mais par elle. Au bout du chemin, cette IA superintelligente (mais en même temps complètement stupide) pourra se donner pour mission de transformer l’univers entier en usines à trombone. Pour parvenir à ses fins, elle pourrait parvenir à vaincre la frontière physique que constitue la vitesse de la lumière. Elle pourrait parvenir, avec l’aide des nanotechnologies, à freiner l’expansion de l’univers, prévenant ainsi sa transformation finale en désert froid et vide. Pour remplacer ce vide par des trombones. Et malheureusement, nous dit Bostrom, tout ne pourra se régler en formulant des buts clairs : il existera pour l’humanité de multiples manières de souffrir de cette IA obsédée par les trombones, quand bien même il lui aurait été explicité dans ses buts initiaux de ne pas porter atteinte à l’intégrité physique des humains.
Kurzweil, Bostrom et d’autres, comme Max Tegmark, appartiennent à une mouvance transhumaniste qui craint autant qu’elle espère la Singularité. D’autres, comme Kai Fu Lee, sont plus prudents. La hype autour de la Singularité, très relayée au milieu des années 2010, notamment après la percée que constitua Alpha Go, est aujourd’hui quelque peu retombée - la réflexion sur l’IA s’étant recentrée sur des réflexions plus court-terme et sur des cas d’usage plus spécialisés.
Mais ces voix se feront de nouveau entendre, à n’en pas douter, dès la prochaine rupture technologique significative. Et, à l’unisson, elles annonceront que “The Singularity is nearer”.
En attendant ce grand soir, il est temps pour moi - alors que j’ai parcouru près de 30% de mon chemin sur les Eclectiques - de me déclarer en “trêve des confiseurs”. Rendez-vous en janvier pour poursuivre ce cycle sur l’IA et la Singularité avec Max Tegmark, avec qui j’essaierai de m’imaginer un peu plus précisément à quoi pourrait, au juste, ressembler une vie humaine régie par une Singularité.
Cette première partie des Eclectiques ne fut pour moi que plaisirs et découvertes. Si leur lecture ne vous a procuré ne serait-ce qu’une petite fraction de la joie que j’ai éprouvée à les écrire, n’hésitez pas à continuer à les partager autour de vous, et notamment sur vos réseaux sociaux!
Sur ce, je vous souhaite à toutes et à tous un… '“Fantastique décembre”.
L’astronome indien Subrahmanyan Chandrasekhar a établi dès les années 30 qu’une naine blanche dont la masse dépasse 1,44 fois celle du soleil n’est pas stable et finit par dégénérer en étoile à neutrons (voir plus bas)
Petit clin d’œil pour un mon collègue qui se reconnaîtra : Dans le film Infinity Wars, c’est autour d’une étoile à neutrons que gravite Nidavellir, la station spatiale où un Thor presque imberbe et pas encore obèse, accompagné d’un arbre humanoïde et d’un raton-laveur, va se faire forger sa nouvelle hache “Stormbreaker” par un nain géant
Cette affirmation n’est pas complètement exacte (voire est vraiment fausse), Stephen Hawking ayant montré dans des travaux s’appuyant sur la mécanique quantique que les trous noirs émettent un rayonnement, le “rayonnement de Hawking”
Date de première publication : 2005. Disponible aux Editions Penguin
J’aurai l’occasion de revenir plus longuement lors de la prochaine Eclectique sur les portées de cette affirmation
Désolé pour la très pauvre qualité de l’image, prise avec mon smartphone
Date de première publication : 2014, disponible aux éditions Oxford University Press
Bravo pour cet article formidable. J'avais lu sur le sujet dans Wait But Why il y a quelques années. Ce blog atteint le même niveau de qualité dans un style différent. Je lui souhaite donc la même réussite.
PS : Pour rattacher à la culture pop, Kyan Khojandi vient de sortir un album qui porte le nom de cet article.
Non seulement c est passionnant mais stimulant.