Les Eclectiques, Vol.28 - Le biais napoléonien
Quel est le lien entre Tolstoï et l’explosion de la navette Challenger?
Si La Guerre et La Paix a marqué des générations entières de lecteurs avec Pierre Bezoukhov, le Prince André, Natacha et tant d’autres personnages, ce sont - selon moi - les pages où Tolstoï présente sa vision de l’Histoire qui forment la contribution la plus marquante de l’œuvre à la pensée humaine. En exposant ce que Niall Ferguson appellera 150 ans plus tard1 le « Napoleonic fallacy » - que l’on va traduire ici par « biais napoléonien » - l’écrivain russe avance que l’histoire humaine n’a pas été davantage écrite par le plus grand des empereurs que par le plus modeste des paysans. Croire l’inverse serait sombrer dans les facilités, et les dangers, de nos biais cognitifs.
Malgré un fond inavoué d’admiration, Tolstoï détestait Napoléon. Il voyait en lui – plus encore que l’agresseur de la Russie – le symbole de toute la morgue et la vanité occidentales. Le symbole de son illusion du contrôle. Si La Guerre et la Paix met en scène l’un des grands moments de gloire de l’Empereur - la Bataille d’Austerlitz - c’est pour mieux mettre en avant que son issue a été déterminée par des circonstances aléatoires et indépendantes du génie tactique de Napoléon. Car c’est bien l’apparition, puis la dissipation, d’un épais brouillard qui jouèrent le rôle décisif dans l’issue du combat. Tout comme c’est la boue de Waterloo qui, dix ans plus tard, précipita la défaite de Bonaparte puis la fin de l’Empire. Napoléon doit son ascension puis sa chute à un enchaînement extraordinaire de circonstances, comme le met en lumière son admirateur Jean-Marie Rouart dans Napoléon ou la Destinée.
A l’illusion du contrôle de l’Empereur, Tolstoï oppose la passivité, la placidité même, du Maréchal Koutouzov2. Car Koutouzov vaincra la Grande Armée en ne faisant … rien. Ou plus exactement en laissant la Russie se déployer. Ce ne seront pas les décisions d’un petit nombre de généraux déconnectés des réalités du combat, mais bien l’intelligence collective de tout un peuple, l’attachement indéfectible des paysans à leur terre, les distances infinies de la steppe et, bien sûr, le “Général Hiver” qui viendront à bout de l’envahisseur. Face à Napoléon, Koutouzov aura “dirigé” ses troupes comme le chef d’orchestre Lenny Bernstein “dirigeait” ses musiciens : non pas en donnant des instructions, mais en donnant son assentiment a posteriori.
La vision de l’Histoire de Tolstoï, c’est celle où les grands hommes ne sont rien de plus que les agents involontaires d’une force extérieure qu’il s’obstine à appeler «Providence ». Mais, au fond de lui, et malgré un mysticisme le poussant à croire aux forces de l’esprit, Tolstoï savait très bien qu’aucun dessein n’est à l’œuvre derrière le cours de l’Histoire. Que celle-ci n’est rien d’autre que la progression aveugle, débridée, sans objet, d’un système chaotique dont les causes infinies engendrent des effets innombrables et imprévisibles. Comme l’a montré Isaiah Berlin dans son essai Le Renard et Le Hérisson, Tolstoï était un sceptique qui aurait voulu être un croyant.
Dans ce contexte, le biais napoléonien, représenté dans l’histoire des idées par Thomas Carlyle et la Great Man Theory3 , apparaît comme une “ligne de plus forte pente” cognitive que notre cerveau paresseux emprunte avec allégresse. Car le cerveau est partisan du moindre effort. Il nous pousse à attribuer des causes uniques, visibles, plausibles à la réalité que nous observons, au lieu de nous inciter à suspendre notre jugement, et prendre le temps de chercher la vérité dans les détails. Et cela peut se comprendre : pendant la majeure partie de l’existence d’homo sapiens, c’est la réalité de la savane qui a prévalu. Et celle-ci n’était pas très complexe. La sélection naturelle a donc favorisé ceux qui ne coupaient pas les cheveux en quatre. Ceux qui savaient trucider une girafe ou fuir devant un lion au bon moment, et sans trop se poser de questions. Et, si le monde a bien changé depuis cette époque, notre cerveau, lui, est resté le même. Nous ne sommes pas cognitivement outillés pour appréhender les systèmes chaotiques. Nous ne sommes pas cognitivement outillés pour comprendre intuitivement qu’une victoire ou une défaite ne sont pas jamais attribuables au seul génie ou a l’incompétence du “chef”.
Le biais napoléonien nous mène donc à nous raconter continuellement des histoires surestimant grossièrement l’impact des actions d’un très petit nombre d’entre nous. Pour deux raisons principales.
Première raison : Le “biais napoléonien” nous conduit à méconnaître les causes diffuses et indirectes. « C’est la volonté de Guillaume II de constituer un empire colonial à même de rivaliser avec celui du Royaume-Uni ou la France qui a déclenché l’escalade ayant mené à la Première Guerre Mondiale». Sans être complètement faux, cet énoncé est grossièrement simplificateur. Peter Frankopan, dans The Silk Roads, a montré en quoi l’Empire Britannique avait un intérêt stratégique, dès les années 1890, à se montrer complaisant envers l’expansionnisme russe dans les Balkans. Garder les Russes occupés dans cette région du monde leur permettait d’exploiter tranquillement les ressources pétrolières de l’Iran et de protéger la route des Indes. La découverte des immenses applications industrielles du pétrole, consécutive à l’invention du moteur à explosion, a donc joué un rôle essentiel, mais indirect et diffus, dans le déclenchement de la Première Guerre Mondiale;
Seconde raison : Le “biais napoléonien” nous conduit à négliger le contrefactuel. « Emmanuel Macron a dépassé l’opposition historique entre la droite et la gauche et recomposé le paysage politique français». Là encore, cet énoncé, qu’on a beaucoup entendu au printemps 2017 (et un peu moins par la suite) est dérangeant. Notre Président, sans nier ses talents, doit surtout sa victoire à la combinaison unique (i) du retrait de la candidature François Hollande liée elle-même à l’érosion de l’offre politique du PS depuis 30 ans, (ii) de la défaite d’Alain Juppé aux primaires de la droite face à François Fillon, (iv) de la mise en examen de ce même François Fillon et (iv) du refus inattendu et obstiné de celui-ci de se retirer de la course au profit d’Alain Juppé. Combien de “dépassement politiques” et recompositions ne sont pas advenus au cours des dernières décennies, faute d’un tel alignement de planètes? Combien d’Emmanuel Macron sont-ils restés banquiers d’affaire?
Le biais napoléonien est donc au mieux excessivement simplificateur. Il peut aussi, au pire, se révéler dangereux. Pour s’en convaincre, prenons, avec Niall Ferguson, l’exemple du drame de la navette Challenger, qui s’est déroulé en janvier 1986.
L’explosion de Challenger, et la mort de ses sept astronautes, a profondément marqué les esprits, et appartient possiblement aux évènements les plus médiatisés de l’histoire, du moins en Amérique. Il a été suivi en direct par 17% des Américains, et 85% de la population était au courant de la catastrophe moins d’une heure après celle-ci, à une époque où les réseaux sociaux, les emails et les SMS n’existaient pas encore. Un événement planétaire, brutal, capturant l’imagination avait de fortes chances de donner naissance à des narratifs fallacieux, pour ne pas dire complotistes.
Ce fut en effet le cas. Certains commentateurs et journalistes ont rapidement répandu l’idée que Ronald Reagan serait l’unique responsable de la catastrophe. Que le lancement aurait été avancé à la demande expresse de la Maison Blanche, pour que celui-ci puisse mse dérouler le même jour que le Discours sur l’Etat de l’Union du Président prévu l’après-midi, et ce en dépit des mises en garde des ingénieurs de la NASA. Ce narratif est commode et plausible. Il “fait sens”. Il est séduisant. Mais il est complètement faux. Et il fallut tout le travail de la commission Rogers et du grand physicien Richard Feynman pour le démonter. Et montrer que les responsables du drame étaient plutôt à chercher du côté du middle management, même pas de la NASA, mais de Morton Thiokol, un de ses nombreux sous-traitants - en charge de la fabrication des O-Rings, les joints d’étanchéité des lanceurs. Pour faire court, les middle managers de Morton Thiokol ont mal interprété des données de test sur les O-Rings et ont, quelque part dans la chaîne de commandement, divisé par mille la probabilité d’accident liée à une défaillance des joints, en la faisant passer de 1 sur 100 à 1 sur 100 000. S’il devait y avoir une leçon à tirer du drame de Challenger, celle-ci aurait donc plus à voir avec le fonctionnement des grandes organisations, les difficultés de communication entre managers et ingénieurs, et l’enseignement des mathématiques.
Comment échapper au biais napoléonien? Il est difficile de se soustraire à notre nature mais je vois trois façons de s’en accommoder :
Dans notre compréhension du monde : Le réel est inconnaissable. Cela peut sembler déprimant dit comme ça, mais doit nous encourager à considérer la science comme notre meilleure et notre seule alliée. Car la méthode scientifique - avec Karl Popper, qui prolonge en cela la tradition du scepticisme et se rattache à la même famille intellectuelle que Tolstoï - est la seule qui a l’humilité d’admettre que notre compréhension du monde à un instant T est la meilleure possible en attendant mieux.
Dans nos choix organisationnels : Les exemples de la Campagne de Russie et de la navette Challenger sont là pour nous le rappeler : les organisations, quelles qu’elles soient, ont tout à gagner à passer d’un modèle de command and control, à l’effectivité illusoire, à une approche décentralisée et coordonnée non par des chefs mais des facilitateurs. Les entreprises - et certaines ont commencé à le faire - doivent passer de Napoléon à Koutouzov.
Dans nos choix politiques : Le monde est infiniment plus complexe qu’à l’époque de Tolstoï (et a fortiori qu’à celle de la savane). Le biais napoléonien - cette solution de facilité - devient donc une tentation de plus en plus forte et dangereuse. Il faut donc lutter davantage qu’autrefois pour se tenir éloigné du “mythe du sauveur” et de son double inversé, le dégagisme. Tâchons de nous en rappeler en 2027.
Dans Doom, the Politics of catastrophe, son dernier ouvrage
Pour mes lecteurs les plus attentifs, vous noterez que ce n’est pas la première fois que je parle du Maréchal Koutouzov.
Résumée notamment par la citation bien connue de Thomas Carlyle: “The History of the world is but the biography of great men”