Qu’est-ce que les Etats-Unis doivent à l’Europe de l’an mil?
Les Etats-Unis sont un « spin-off » de l’Europe. Le projet des Pères Fondateurs reflète tout autant l’héritage du Vieux Continent que l’ambition de le dépasser. Mais de quoi est fait est cet héritage, au juste? D’institutions? De croyances? De technologies? Et si le principal leg de l’Europe à l’Amérique, c’était, à un niveau plus fondamental, un profil psychologique distinct? C’est l’hypothèse que développe un essai de biologie évolutive - « The WEIRDest people in the world », et dont on se rend compte de la pertinence en lisant en parallèle la biographie de Benjamin Franklin, de Walter Isaacson. Voyons ça de plus près.
Invariants psychologiques ?
L’histoire de notre espèce a été écrite par des chercheurs occidentaux. Et ces derniers ont toujours supposé que la cognition et la psychologie humaines étaient identiques à travers le monde. Nous aurions tous, des Papous aux Inuits, à peu près :
Le même rapport au temps : Nous serions tous dotés de la même faculté moyenne à faire preuve de patience et à retarder une gratification si cela en accroît la valeur. Les résultats d’une expérience célèbre menée sur des bébés de Stanford – le « Marshmallow experiment »– ont ainsi été extrapolés à tous les enfants du monde;
La même pensée analytique : Nous accorderions tous en moyenne plus d’attention aux propriétés intrinsèques d’un objet qu’aux relations qu’il entretient avec son environnement;
Les mêmes schémas coopératifs : Nous aurions tous la même propension moyenne à coopérer avec des individus extérieurs à notre parentèle, voire avec de parfaits inconnus.
En un mot, nous serions tous les mêmes individus (presque) rationnels. Cette croyance en notre invariance psychologique a été renforcée par de nombreux résultats d’expérience. Le problème, c’est que celles-ci ont été largement menées sur les mêmes individus: des étudiants nord-américains. Autrement dit, des WEIRD : Western, Educated, Industrial, Rich and Democratic.
Or il s’avère que les expériences transversales menées sur des populations variées à travers le monde - moins nombreuses - suggèrent une réalité différente : les traits psychologiques identifiés sur des sujets WEIRD ne sont pas la chose du monde la mieux partagée. Parmi les résultats d’expérience les plus emblématiques, on peut mettre en avant celui-ci :
A la question « Qui suis-je », différentes populations américaines et kenyanes se distinguant par leur exposition décroissante à des traits WEIRD se définiront à partir d’attributs d’abord essentiellement individuels (« Je suis fort, intelligent, timide, etc. ») puis essentiellement relationnels (« Je suis le fils d’untel, le cousin de bidule, originaire du village machin, etc. »). Comme le montre le graphe, les écarts sont massifs.
Il existerait donc des profils psychologiques bien distincts à travers le monde. Comment expliquer cela? Si l’on suit le raisonnement de l’auteur et pour faire (très) court, ces profils psychologiques sont distincts parce que façonnés au fil des générations par des évolutions culturelles différenciées. Et ces évolutions ont elles-mêmes été produites par des institutions sociales, à commencer par la première d’entre elles : la Famille.
Et dès lors qu’il s’agit de Famille, ce sont les WEIRD font figure d’exception.
Des liens du sang…
Les WEIRD considèrent la famille nucléaire, la monogamie, et la prohibition du mariage entre membres d’une famille - même étendue - comme un horizon normatif indépassable. Le tableau ci-après montre là encore une réalité tout autre:
Sur 1200 groupes ethnolinguistiques, 50% ne possédait à l’époque préindustrielle aucun trait WEIRD et 77% zéro ou un seul. Les structures familiales avec lesquelles nous sommes familiers sont donc une singularité dans une humanité longtemps dominée par les liens du sang, la lignée patrilinéaire, et la polygamie – en un mot par la logique du clan. Et ce qui caractérise cette logique, c’est que les liens d’interdépendance entre les membres à l’intérieur du clan sont aussi forts que l’est la méfiance envers les membres extérieurs au clan, en particulier les inconnus.
Au cours de l’histoire, la compétition et la consolidation entre clans rivaux a donné naissance aux chefferies, puis aux premiers états, aux royaumes, et aux empires. Parmi l’arsenal à la disposition des chefs pour assoir et étendre leur domination se trouvait, comme l’explique Pascal Boyer, la religion.
En Occident, c’est le christianisme romain qui s’est imposé, et avec lui une conception très particulière et restrictive du mariage. Sous l’impulsion de Grégoire le Grand, la Chrétienté occidentale a diffusé un programme matrimonial reposant notamment sur l’interdiction stricte du mariage entre cousins (jusqu’au sixième degré!) et de la polygamie.1
Et c’est là le point clé : les restrictions imposées au mariage par l’Eglise ont eu au fil des siècles pour résultat le démantèlement des structures de clans. Car, dès lors qu’un sujet de l’Eglise est contraint de partir loin de chez lui pour être sûr de ne pas se marier par erreur avec un cousin du sixième degré, c’est une nouvelle logique familiale, institutionnelle et psychologique qui se met en place.
Si la majorité de la population est restée rurale, les européens du Moyen Age ont été incités plus qu’ailleurs à s’établir dans des centres urbains loin de chez eux et à créer des liens avec des inconnus. Dès l’an mil, des signes mesurables de coopération impersonnelle, tels que la ponctualité (qui a précédé l’apparition des horloges sur les grandes places et non l’inverse), les marchés, le crédit, le respect des contrats se diffusent en Europe selon un gradient cohérent avec la durée d’exposition avec du programme patrimonial de l’Eglise : plus une région y a été exposée tôt (Italie du Nord, Flandres, etc.), plus les traits de la psychologie WEIRD y sont prégnants. La coopération impersonnelle comme trait psychologique spécifique à la Chrétienté Occidentale aura favorisé la création d’institutions telles que les villes, les universités ou les guildes, qui ont à leur tour agi comme caisses de résonnance.
Ainsi aurait émergé l’ « individu moderne ».
En se désencastrant des logiques claniques.
En coopérant avec des inconnus selon des règles objectives davantage qu’en se soumettant aux coutumes de sa parentèle.
En obéissant davantage à une loi morale internalisée qu’à la peur d’être stigmatisé par les siens.
En créant les mécanismes et institutions permettant à la coopération impersonnelle de prospérer et devenir le ciment de sociétés modernes et urbanisées.
Mais les effets collatéraux des règles matrimoniales de l’Eglise ne s’arrêteront pas là. Entre le Vème et le XVème siècle, l’Eglise, puis la Réforme et les Lumières, ont favorisé l’émergence d’une chose étrange : un individu soucieux de lui-même tout autant que du bien commun.
…Au don du sang
L’essor de la confiance impersonnelle au détriment des solidarités claniques a eu pour conséquence inattendue la naissance du civisme. Cette réalité ressort bien du graphe ci-après, qui compare la pénétration, dans l’Italie d’aujourd’hui, du don du sang – acte par excellence anonyme, sans gratification et au service du collectif – avec celle du mariage entre cousins, utilisé ici comme proxy de la logique de clan:
L’Italie du Sud, qui a été exposée cinq siècles de moins que celle du Nord au programme matrimonial de l’Eglise donne, encore aujourd’hui, moins son sang. Ce résultat est corroboré par des dizaines d’autres exemples, et notamment le graphe ci-après, qui mesure à travers une expérience sociale bien connue, le Jeu de l’Ultimatum, l’inclination de ses participants à financer des biens publics au détriment de leur enrichissement personnel. Les données montrent clairement la relation inversement proportionnelle entre l’esprit civique et la prévalence du mariage entre cousins :
Dans la psyché occidentale moderne, individualisme et civisme ont fini donc par former - plus qu’ailleurs - les deux faces indissociables d’une même pièce.2
Les petits plats dans les grands
Il est maintenant temps de parler de Benjamin Franklin. Sa vie, son œuvre, ses écrits ont contribué de manière disproportionnée à façonner l’identité américaine. Il est donc intéressant de savoir qui il était réellement.
Or, il s’avère justement que le plus éclectique des Pères Fondateurs appartenait – comme ses contemporains – à un échantillon humain doté d’une psychologie WEIRD “chimiquement pure” : les puritains des treize premières colonies américaines.
A ce titre, en digne représentant de son époque et de sa communauté, Benjamin Franklin s’est distingué pendant sa vie par :
Son rejet de toute forme de privilège de naissance ou de parentèle: Avec Franklin, l’individu ne peut compter, pour réussir en ce bas monde, que sur sa frugalité, sa force de travail, et sur l’amélioration continue de lui-même. Ce n’est pas pour rien que Franklin est considéré, avec ses listes de “ todos ” et ses “pros and cons” comme un précurseur du développement personnel et du management moderne. Incidemment, c’est peu dire qu’il n’était pas animé par une logique clanique, lui qui a quitté les siens à 16 ans, a abandonné sa femme pendant les sept dernières années de sa vie pour voyager en Europe, et a pratiquement déshérité son fils unique;
Sa confiance a priori envers les inconnus : Franklin a créé plusieurs institutions de coopération impersonnelles de premier plan, qui existent encore aujourd’hui, comme l’American Philosophical Society ou l’Université de Pennsylvanie. Au-delà des ces noms prestigieux, Franklin a également agi à un niveau plus terre à terre en créant les premières milices et brigades de sapeurs-pompiers de Philadelphie, contribuant, par des initiatives opérationnelles davantage que par des idéaux, à la diffusion large de l’esprit civique américain;
Son absence de distinction entre réussite personnelle et bien commun. Pour Franklin, la réussite terrestre consiste à “doing well by doing good”. A mettre les petits plats dans les grands. C’est ainsi que, en devenant un patron de presse prospère et en prenant – dans un logique d’intégration verticale - le contrôle du système postal, il a plus que n’importe qui contribué à diffuser les idéaux des Lumières à travers les treize colonies.
Il faut souligner que, loin d’une explication à la Max Weber, Franklin ne semble pas avoir agi au nom d’une quelconque éthique religieuse. Son déisme était vague, souple et peu intense. Ce qui semble l’avoir motivé, c’est plutôt une inclination profonde, vécue, à « faire affaire » tout en « faisant société ». Les motivations de Franklin sont cohérentes avec les mille ans de sédimentation psychologique décrits par Henrich, au cours desquels (i) l’individu occidental s’est émancipé du clan, (ii) la confiance impersonnelle s’est installée comme modus privilégié de coopération, et (iii) la croyance dans l’alignement entre progrès civique et réussite personnelle s’est imposée.
En ces temps de fragmentation du corps social, il serait souhaitable de ne pas oublier que ce qui a pu contribuer à la réussite de nos sociétés, c’est notre capacité à nous faire confiance, mais également et à faire coïncider la recherche du bonheur de tous avec la réussite individuelle de chacun.
Le livre s’étend insuffisamment, et c’est là une de ses faiblesses, sur les raisons qui ont conduit l’Eglise chrétienne des origines à prendre des mesures aussi draconiennes
La démonstration de Henrich, qui s’étale sur près de 700 pages, est riche et documentée. Bluffante. Il n’empêche qu’on en ressort avec des questions, voire un certain malaise :
Des villes, des marchés et des guildes sont apparus dans d’autres régions du monde qui n’ont pas été exposées au programme matrimonial de l’Eglise - on peut notamment penser à la Chine et l’Inde. L’auteur y consacre un chapitre et met avant que, dans ces régions, d’autres facteurs (comme par exemple la culture du riz) ont entraîné l’apparition des villes mais que celles-ci sont restées soumises à des logiques claniques (voire de castes), n’évoluant pas vers des schémas de coopérations impersonnels. On reste néanmoins un peu sur notre faim.
A la lecture, on ne peut se défaire de l’impression gênante qu’en accumulant les preuves du caractère exceptionnel et contingent de la psychologie occidentale, l’auteur cherche en réalité à en montrer la supériorité. En atteste les mentions insistantes à quelques études certes robustes mais stigmatisantes pour les populations non-WEIRD, comme celles montrant que, à New-York, les diplomates de l’ONU en provenance de pays largement musulmans payaient moins fréquemment leurs contraventions que les Suisses, alors que les deux sont soumis à la même immunité diplomatique.
Merci Christian, c’est grâce à des feed-back de cette qualité, je trouve la motivation de continuer ! Je t’envoie sur ton mail, une vieille archive que j’ai retrouvée récemment et qui pourra t’intéresser 😜
Merci de cette relecture en profondeur de Henrich, j'en étais resté à une chronique superficielle de Brice Couturier sur France Culture https://lewrapup.substack.com/i/35223112/deconstruite-la-reussite-de-loccident-une-affaire-de-psychologie-sociale et une recension dans The Economist qui soulignait volontiers la survivance de différents systèmes de valeurs dans la Grande Bretagne mondialisée (https://www.economist.com/books-and-arts/2020/11/07/joseph-henrichs-study-of-weird-societies).
La sérendipité faisant bien les choses, je n'étais pas aussitôt tombé sur ce développement autour du don du sang qui tend à souligner, par proximité, le sentiment civique, que je lisais l'article dans The Economist qui faisait, sans trop de surprise, le plaidoyer pour une marchandisation des dons de plasma, compte tenu du déficit flagrant de la demande par rapport l'offre.
Les 5 pays (tous dans l'ère germanique) où les dons sont payants représentent 80% de l'offre mondiale de plasma.