Peut-on être un bon manager sans avoir la moindre “expérience du terrain”?
Les entreprises les mieux valorisées du monde – celles opérant dans le secteur fragilisé mais encore vaillant de la « Tech » – sont pour la plupart dirigées par des patrons qui détiennent une compétence technique incontestable. Dès lors qu’il s’agit de LLMs, d’algorithmes de personnalisation, ou de « rocket science », les fondateurs/dirigeants d’OpenAI, Meta ou SpaceX savent globalement de quoi ils parlent. Dès lors, la question se pose: peut-on diriger une expédition humaine vers des sommets sans jamais avoir été soi-même un grimpeur ? Dans La Montagne Nue, Reinhold Messner nous apporte une réponse d’alpiniste.
Messner est largement considéré comme le plus grand alpiniste de tous les temps. Premier grimpeur à avoir vaincu l’Everest en solo, il a marqué l’histoire de sa discipline en étant le premier à réaliser - au cours des années 70 et 80 - l’ascension des quatorze « 8000 » seul et sans assistance respiratoire. Messner est la quintessence de l’«ouvreur de voie». Il est de ceux qui, lorsque tous les autres ont renoncé car le blizzard souffle trop fort dans la nuit, s’élancent à la lumière de leur lampe frontale à l’assaut du sommet, en empruntant des voies inconnues. Dans le milieu montagnard, Messner est un ardent promoteur du « style alpin », consistant à mener des expéditions en très petit groupe, en transportant soi-même son équipement, et sans compter sur du support externe (porteurs, camps de base, stockage de matériel en amont, etc.). Sans surprise, il est également un pourfendeur du « style himalayen», consistant à planifier des mois, voire des années, à l’avance des expéditions complexes faisant intervenir des dizaines d’acteurs et mobilisant des financements considérables.
La Montagne Nue raconte le mythe fondateur de Messner. Le baptême du feu qui a forgé sa légende. La Montagne Nue, c’est le récit d’une ascension pionnière et d’une descente apocalyptique.
Le Nanga Parbat est un des quatorze “8000”. C’est un monstre solitaire qui se dresse d’un bloc, à l’écart des grands massifs, et dont le sommet domine de plus de sept kilomètres la vallée de l’Indus. Dès la fin du le XIXème siècle, ce chaos de granit et de glace - terrifiant et sublime - a excité l’imagination des grimpeurs. Beaucoup perdront la vie à tenter de vaincre celui qui sera bientôt connu sous le nom de “montagne tueuse”. Parmi eux, en 1934, le jeune alpiniste allemand Willy Merkl chuta en tentant d’atteindre le sommet par sa voie la plus difficile, le versant Rupal. La disparition de Willy laissera son demi-frère Karl, 18 ans à l’époque, inconsolable. Bien que dénué de toute expérience en matière d’alpinisme, Karl Herrligskoffer se donnera pour mission de reproduire à l’identique l’expédition de son frère sur le Rupal, et de la mener à son terme.
Pendant près de quatre décennies, et sans que jamais il n’entreprenne lui-même la moindre ascension d’envergure, Karl consacrera une énergie et des moyens considérables à la poursuite de son rêve. Sa contribution à l’essor de l’himalayisme est incontestable, aux dires même de ses détracteurs, qui étaient nombreux. Car l’idée fixe de Karl le poussait à gérer ses expéditions d'une manière jugée autoritaire et, plus grave, à prendre des décisions dans des domaines où il ne possédait pourtant aucune compétence. L’idée fixe de Karl l’a même conduit à ne pas homologuer l’arrivée au sommet d’un alpiniste de sa propre expédition en 1953, car celui-ci n’avait pas emprunté la voie convenue, ni respecté les ordres.
Pendant près de quatre décennies, le Rupal est resté invaincu. L’échec des précédentes expéditions mènera Karl - en 1970 - à tenter un baroud d’honneur. Pour une ultime tentative, il fera appel à un jeune prodige de l’escalade venu du Süd-Tyrol - Reihnold Messner, qui viendra accompagné de son petit frère Gunther. Messner, sans surprise, n’appréciera guère le style de Karl. Comment un grimpeur autonome, créatif et agissant à l’instinct pourrait-il bien supporter les ordres d’un planificateur tatillon aux connaissances exclusivement livresques? Qui ira jusqu’à définir lui-même la fréquence des rotations de porteurs à des altitudes où il ne mettra pourtant jamais les pieds? Ou à réprimander vertement les frères Messner pour avoir entrepris l’ascension d’un petit 6000 pendant la longue période d’acclimatation?
D’autant que, malgré la minutie de Karl, c’est bien une erreur grossière de planification qui transformera cette expédition en épopée tragique. Après des semaines de retard causées par le mauvais temps, l’expédition a une ultime fenêtre pour tente le sommet avant l’arrivée de la mousson. Depuis le Camp 5 (L5), cinq alpinistes, parmi lesquels les frères Messner, guettent le tir d’une fusée depuis le camp de base, plusieurs milliers de mètres en contrebas. Une fusée rouge signalerait une mauvaise météo, auquel cas Reinhold seul tenterait le sommet. Une fusée bleue signifierait au contraire que tous pourraient partir encordés. Et malgré un bon bulletin, c’est une fusée rouge qui sera tirée par Karl, sans possibilité de faire parvenir un erratum car c’était … la dernière et que, à cette altitude, la radio ne passe pas.
Le versant Rupal et la voie empruntée par les frères Messner
Sur la base de fausses informations, Reinhold partira donc seul à l’assaut du Rupal. Quelques heures après son départ, il se passe pourtant quelque chose que ni lui, ni Karl n’avait vu venir. A l’approche de l’antécime, Reinhold se retourne, et voit en contrebas, dans la neige dorée du matin, un point noir avancer à vitesse soutenue dans sa direction. Il s’agit de Gunther qui, contre toute attente, est parti le rejoindre. Malgré son agacement et son inquiétude, Reinhold l’attend. C’est donc ensemble, là ou l’azur devient noir comme de l’encre, que les frères Messner rentreront dans la légende en devenant les premiers vainqueurs du Rupal. Ils passeront, bras dessus bras dessous, un long moment sur le sommet. A prendre des photos, à papoter, à deviner la silhouette du K2 au loin. Jusqu’à ce que la réalité de la montagne se rappelle à eux. Il faut descendre. Mais Gunther, en rattrapant son frère, s’est épuisé. Il est incapable de redescendre le Rupal. Il leur faudra donc emprunter une autre voie, non balisée : le redoutable versant Diamir, qui mène vers des vallées inconnues, dans les zones tribales pakistanaises. Loin, très loin de la sécurité du camp de base. Mais ils n’ont pas le choix. Ils entament donc la périlleuse descente. Après plusieurs jours, avec pour seul repère une photo de mauvaise qualité du Diamir découpée par Reinhold dans un National Geographic, les frères sont proches du but. Ils sont épuisés, déshydratés, en hypothermie. Ils divaguent. Mais la végétation commence à prendre le dessus sur la neige et la glace. C’est à ce moment que survient le drame. Gunther, qui a contourné un sérac par un chemin différent de celui de Reinhold, échappe quelques minutes à sa vigilance. En ne le voyant pas réapparaître, les minutes d’angoisse de Reinhold se transforment en heures, puis en jours de recherches. Le désespoir finit par s’imposer. Gunther a disparu, probablement emporté par une avalanche. Son corps ne sera jamais retrouvé. Démarre alors pour Reinhold un calvaire de plusieurs jours au cours duquel, hagard, entre la vie et la mort, couvert d’engelures (il se fera amputer de plusieurs orteils), il parviendra à se traîner jusqu’à un groupe de bergers pachtounes. Il quémande, puis finit par obtenir d’eux - en se dépouillant de tous ses effets personnels - un peu d’eau et de nourriture. De fil en anguille, il se fera porter jusqu’à la Vallée de l’Indus, où miraculeusement, la route de la jeep de l’armée pakistanaise qui finira par le prendre en charge en état d’urgence absolue croisera celle de Karl, qui avait remballé et croyait les deux frères morts depuis longtemps.
Comment se passeront les retrouvailles entre l’ouvreur de voie et le planificateur obsessionnel de l’arrière? Etonnement, pas si mal. Jusqu’à l’arrivée en Allemagne, Karl veillera comme un père sur Reinhold. Avec peu de mots, il soulagera sa peine. Car les deux hommes se découvriront une proximité insoupçonnée. Désormais unis par la perte d’un frère sur le Nanga Parbat, les trajectoires de ces deux caractères opposés finiront par se superposer. L’organisateur compulsif et le grimpeur génial vont former - dans le monde de l’alpinisme de très haut niveau - les deux faces indissociables d’une même pièce. Messner, malgré l’erreur fatale du tir de la fusée, saura donner crédit à Karl d’avoir rendu l’expédition possible. Et d’avoir lancé sa carrière. Car la tragédie du Nanga marquera pour Reinhold non pas la fin, mais le début d’une gloire qui brille encore de mille feux aujourd’hui.1
Porté par son infatigable énergie, ses réseaux, ses ressources, Karl a quant à lui laissé une empreinte indélébile dans sa discipline. Mais diriger une telle entreprise, lorsqu’on est soi-même dépourvu de l’expérience du terrain, suppose de savoir emprunter une ligne de crête subtile. De pourvoir en ressources et inspirer ceux qui, loin devant, ouvrent la voie, tout en leur laissant l’autonomie dont ils ont besoin. Emprunter cette ligne de crête, c’est savoir lire la carte sans que jamais celle-ci ne prenne le dessus sur le territoire.
Et en cela, Karl à échoué. D’autres dirigeants - dans des secteurs dont la réussite dépend également de celle d’ouvreurs de voies exceptionnels - n’ont pas commis de telles erreurs. Ces dirigeants ont su mettre en place des modèles d’organisation reposant sur la décentralisation et la subsidiarité. Prenons par exemple certains acteurs du luxe ou des industries créatives. Les grandes holdings du luxe - type LVMH - sont devenues des leaders mondiaux - dont les niveaux de valorisation n’ont pas grand-chose à envier à ceux de la Tech - sans avoir jamais eu à leur tête un directeur artistique. Mais leurs dirigeants ont su diffuser l’ambition, les ressources, et l’exigence nécessaires pour que les talents créatifs du groupe déploient leur plein potentiel. Dans le domaine des industries créatives, les dirigeants de Disney pour ne citer qu’eux, n’ont quant à eux, jamais cherché à se substituer aux génies de Pixar ou Marvel. Mais ils ont concentré leurs efforts sur la construction d’une infrastructure digitale favorisant la coopération, l’intelligence collective et la diffusion des savoirs entre les différentes entités du Groupe.
Lorsqu'on n’est soi-même pas un expert, la meilleure chose à faire pour emmener son collectif le plus haut possible, c’est sans doute de créer les conditions pour que les ouvreurs de voie n’aient rien d’autre à faire que de penser au sommet. D’assurer leur ascension tout en leur laissant du “mou”. Beaucoup de mou.
Reinhold, âgé de près de 80 ans, a ralenti le rythme de ses ascensions au profit de longues marches dans le désert. Il a ouvert six musées et est devenu député européen.
Fabuleux récit inspirant! merci !