Les entrepreneurs d’aujourd’hui ont-ils quelque chose à apprendre de Gengis Khan ?
Gengis Khan fut, et de très loin, le plus grand conquérant de tous les temps. Parti de rien, lui et ses héritiers ont créé un empire qui atteignit, à son apogée, une étendue maximale de 30 millions de kilomètres carrés, recouvrant un territoire allant de la Corée à la Crimée. Temudjin, de son vrai nom, garde pourtant dans nos contrées une mauvaise image persistante. Celle d’une brute sanguinaire ayant pour seul but de transformer le monde civilisé en pâturages.
Pourtant, si l’on met un instant de côté l’énorme coût humain de la conquête mongole, le récit de la vie Temudjin s’avère être un condensé de préceptes entrepreneuriaux. Temudjin, créateur d’une plateforme continentale de « steppe-as-a-service », était en effet, et avant tout, un stratège méticuleux et pragmatique. La lecture de l’excellent Genghis Khan and the making of the modern world1 – biographie en forme de réhabilitation – met à ce titre en relief un certain nombre de principes managériaux forts que Temudjin mit en œuvre pendant sa conquête, et qui sont directement transposables aujourd’hui :
L’attention portée à l’intégration des talents extérieurs - Temudjin a très vite rompu, de manière révolutionnaire, avec les coutumes de la steppe en mettant fin au clientélisme et en s’entourant, non pas de membres de sa lignée, mais d’individus talentueux, d’où qu’ils proviennent. La prise d’une ville par les Mongols était généralement suivie par la mise à mort immédiate de tous ses chefs. Mais également, au même moment, par l’incorporation de tous les talents utiles à une conquête : artisans, ingénieurs, scribes, médecins, astronomes, etc. Sûr de sa force militaire, Temudjin n’en avait pas moins une conscience aigüe qu’il lui manquait à peu près tout le reste pour administrer un empire. Pour atteindre ce but, il choisit de s’entourer non pas de “chefs à plume” inutiles, voire dangereux, mais tout simplement d’individus compétents. Les entrepreneurs contemporains, notamment lorsqu’ils passent à l’échelle, ne procèdent pas autrement en allant chercher à l’extérieur, parfois chez leurs concurrents, les compétences qu’ils ne possèdent pas à la base (il convient de rappeler que le réseau d’entrepôts logistiques d’Amazon, principale force actuelle du groupe sur son segment retail, a été monté au début des années 2000 par des transfuges de Walmart) ;
La vitesse comme principe de conquête - L’armée mongole était redoutée pour sa vitesse. L’effroi qu’elle causait chez ses ennemis procédait de son ubiquité : la cavalerie pouvait jaillir à tout moment, de toutes parts, sur les flancs, à l’arrière, au devant ou derrière les lignes ennemis. Les chevaliers teutoniques en ont fait les frais en 1241, à la bataille de Legnica, en se faisant tailler en pièces par la cavalerie de Batu, le petit-fils préféré de Temudjin. En méditant sur leur défaite, les chevaliers, puis, des siècles plus tard, les historiens militaires prussiens, développèrent le concept de guerre éclair. De Blitzkrieg. Ce même Blitzkrieg qui, rebaptisé « Blitzscaling » par le théoricien de l’hypercroissance et fondateur de LinkedIn Reid Hoffmann2, constitue l’unique stratégie possible pour triompher dans un marché concurrentiel où règne le principe du winner takes it all.
L’agilité au cœur de l’organisation : Cette vitesse a pu opérer à grande échelle car l’armée mongole était organisée en petites unités autonomes, qu’aujourd’hui on appellerait des squads. Des squads autonomes et agiles de 10 cavaliers s’imbriquaient comme des matriochkas en sous-ensembles de 100, 1 000, puis enfin en légions de 10 000 soldats. Chaque squad était responsable de son ravitaillement, de son équipement, et voyageait léger, ce qui permettait à l’armée mongole de maximiser sa charge utile, et de ne pas se faire ralentir par l’intendance et la logistique. Aujourd’hui, l’un des moteurs de la réussite des startups de la Tech, c’est justement l’autonomie laissée aux squads sur des projets précis – par exemple le développement d’une application mobile ou l’intégration de nouveaux moyens de paiement. Point clé, cette autonomie fonctionne car elle va de pair avec une coordination minimale autour de grands objectifs clairement définis, selon un principe de subsidiarité.
La culture de l’expérimentation : Underdog de la steppe, Temudjin est parti d’une feuille blanche. Sans préconception, conscient de ses limites, il choisit de continuer à apprendre toute sa vie. D’absorber la totalité du savoir utile de son temps et d’expérimenter toutes les inventions de son époque. De mettre en synergies les connaissances des peuples de son empire pour changer peu à peu sa propre manière de fonctionner, y compris dans le domaine où il avait a priori le moins à apprendre, celui de la conquête militaire. C’est ainsi que l’armée mongole a expérimenté, adopté, synthétisé et amélioré tout le savoir-faire disponible en matière de construction d’engins de siège et balistiques avec, à la clé, l’usage des premiers explosifs. Sans cette appétence pour expérimenter des techniques nouvelles, les Mongols auraient probablement rencontré une résistance bien plus tôt face à des ennemis qui avaient appris à les connaître. Leur culture de l’expérimentation leur a permis de sans cesse garder un coup d’avance. Jusqu’à la fin de sa vie, Temudjin a progressé avec son empire. Les Fondateurs les plus avisés de notre époque savent eux aussi que l’histoire ne cesse jamais de s’écrire, et qu’on est toujours au Jour 1, comme le rappelle la mantra de Jeff Bezos, et l’essai récent d’Alex Kantrowitz3.
Pour autant, la grande leçon de Temudjin réside peut-être ailleurs. Cette leçon, cette vertu, qu’on n’associe pas spontanément à un conquérant, c’est la patience de l’exponentielle. En langage non-mathématique, une exponentielle, c’est une courbe convexe qui démarre de très bas, qui grandit très lentement, et qui tout à coup, après avoir franchi un point d’inflexion, s’envole vers les étoiles. Comme les nénuphars qui mettent 19 jours à recouvrir la moitié d’un étang, mais à qui il faut juste une journée supplémentaire pour le recouvrir en totalité car ils grandissent chaque jour de 100%. Ou comme les entrepreneurs à qui il faut des années pour développer un produit, le tester auprès de quelques clients, mais seulement quelque mois pour voir leurs ventes s’envoler, car le travail le plus long et le plus important prend du temps, et est rarement visible.
Et, malgré la vitesse dont il fit preuve dans moments-clés, Gengis Khan aura, à l’échelle de sa vie, fait preuve de beaucoup de patience. L’essentiel de la conquête mongole fut en réalité le fait de ses fils et petit-fils. Temudjin, malgré des débuts militaires très précoces, n’est parti à la conquête du monde qu’une fois atteint l’âge mûr de 40 ans. Le plus clair de sa vie a consisté – sur une unité de lieu réduite, la Mongolie actuelle - à unifier des tribus et à éliminer des rivaux tenaces. Et à constituer un socle de loyautés fort, seul garant d’une conquête durable.
Les témoins de sa vie racontent que, dans les moments décisifs - après un revers ou à la veille d’une nouvelle campagne - Temudjin suspendait toutes ses opérations pour prendre du temps pour lui. Et pour se retirer seul en haut du Burkhan Khaldun, la montagne sacrée de son clan4. Sur le sommet plat, il partait chercher conseil auprès de la seule divinité qui comptait à ses yeux : l’Eternel Ciel Bleu des peuples de la steppe. Puis il redescendait, généralement avec une solution innovante à un problème ancien, ou de nouveaux projets.
Le monde a bien sûr changé depuis l’époque mongole. Le caractère de plus en plus interconnecté, instantané et ouvert de nos économies rend la vitesse - pour un entrepreneur qui souhaite triompher sur un marché donné - encore plus impérative qu’autrefois. Pour autant, à l’heure où règne une injonction généralisée au “go fast and break things”, il est utile de se rappeler que la réussite de la conquête mongole a reposé sur une alternance d’accélérations décisives, et de long moments patience, voire de recueillement au sommet d’une montagne. De moments de “patience dans l’azur”.
Je dédie ce post à tous mes ami(e)s entrepreneur(e)s qui se lancent à la conquête du monde, ou parfois juste de leur quartier. Vous démarrez, et restez souvent bien longtemps, dans l’ombre, sans succès ni reconnaissance. Ce temps que vous passez à expérimenter, tâtonner, échouer, puis améliorer vous semble peut-être long, interminable. Dans les moments de doute, pensez à la patience de l’exponentielle. Et n’oubliez jamais que c’est le travail lent d’aujourd’hui qui est le meilleur garant de la vitesse de la conquête demain. Vous avez la patience que je n’aurai jamais. Vous êtes admirables.
La steppe a occupé près de trois Eclectiques. Il est maintenant temps de nous en détourner, et de laisser Drogo à son attente éternelle. Temudjin fut le plus grand conquérant du monde, mais ses successeurs, après la troisième génération, n’ont pas su maintenir l’unité de son empire. La lecture d’un classique de la science-fiction, et l’examen, de histoire de la République de Venise, permettront peut-être d’identifier ce qu’il faut pour durer.
Genghis Khan and the Making of the Modern World, Jack Weatherford. Date de première publication : 2005. Disponible aux éditions Crown
Blitzscaling: The Lightning-Fast Path to Building Massively Valuable Companies, Chris Yeh et Reid Hoffmann. Date de première publication : 2018. Disponible aux éditions Currency
Always Day One: How the Tech Titans Plan to Stay on Top Forever, Alex Kantrowitz. Date de première publication : 2020. Disponible aux éditions Portfolio
Une région de plusieurs milliers de kilomètres carrés autour du Burkhan Khaldun, le lieu d’inhumation supposé de Gengis Khan, fut, en raison de son caractère sacré, pendant des siècles totalement interdite d’accès. Cette interdiction a été maintenue à l’époque de l’URSS. Mais cette fois-ci, c’était pour ne pas attiser le nationalisme mongol.
Mon cher Florian ,ta capacité d’élaborer des pensées qui sont fondamentales et s’élèvent au dessus de la ceinture est extraordinaire.J’ai toujours pensé comme toi que les limites de la communication entre les espèces limite notre point de vue à notre espèce,et donc demeure limité per définition.Il semblerait que la littérature récente nous permettra d’élargir nos horizons .
Je te souhaite une excellente semaine